Il était temps ! Après quelque quinze ans d’une carrière brillante sur les plus belles scènes, on offre à Eleonora Buratto son premier disque de récital.
Avec cinq scènes choisies dans le répertoire belcantiste de « soprano drammatico d’agilità ». Cinq personnages (Imogene, Anna Bolena, Lucrezia Borgia, Lucrezia Contarini et Mina) que la Buratto incarne avec superbe.
Indomptable
Son parcours l’a menée, après de brefs débuts dans le répertoire baroque, vers Mozart (Fiordiligi, Anna, Elvira, Suzanna, la Comtesse), puis Donizetti (Anna Bolena, Maria Stuarda), vers Verdi (Alice Ford, Aida, Desdemona, Elisabetta), jusqu’à Puccini (Butterfly, Suor Angelica et tout récemment Tosca qu’elle vient d’enregistrer avec Daniel Harding). Un parcours intelligemment mené vers des rôles de plus en plus lourds au fur et à mesure que la voix, un soprano lyrique, gagne en maturité et en dramatisme, comme en témoigne le présent récital, d’une puissance irrésistible.
Indomita, c’est ainsi qu’elle sous-titre ce disque… Indomptables, ces héroïnes, et sans doute celle qui les incarne, « un termine che mi corresponde », dit-elle…

C’est une grande voix, un tempérament de flamme et c’est d’abord l’intensité de ses interprétations qui fait la beauté de ces scènes… À commencer par la scène finale d’Il Pirata de Bellini.
Dramatisme
On garde évidemment gravée dans la mémoire cette scène par Maria Callas, qui ramena en pleine lumière cet opéra (oublié jusqu’à ce que Tullio Serafin ne le redonne à Rome en 1935 pour le centenaire de la mort du compositeur) et réinventa la manière de le chanter. Eleonora Buratto s’inscrit dans sa trace.
Le récitatif « Oh ! S’io potessi dissipar le nubi » lui permet de montrer d’emblée un registre grave intense (jusqu’au ré bémol 3), mais surtout des phrasés très habités, un jeu sur les couleurs, une diction puissante, des qualités que possédait déjà sans doute la créatrice du rôle, Henriette Méric-Lalande pour qui Bellini l’écrivit.
Accompagnée de la flûte nécessaire à toute scène de folie, l’aria « Col sorriso d’innocenza » met encore mieux en valeur, non seulement l’homogénéité sur toute la tessiture, et son cantabile, mais aussi un registre supérieur ardent, des vocalises non pas ornementales mais expressives et intégrées à la ligne, et surtout, au premier rang de ses qualités, sa puissance dramatique. La violente cabalette, « Oh, Sole ! ti vela », sera moins saisissante par son agilità (à vrai dire non sans raideur, mais il est exact qu’elle est d’une aridité terrible avec sa vertigineuse descente du la 4 au do 2 et ses enchaînements de coloratures que la partition demande « con gran forza ») que par l’énergie qu’elle dégagera, son désespoir térébrant.

Maturité
On avait remarqué au début de cette scène l’opulence sonore, l’équilibre des pupitres, et la qualité des solistes (le cor anglais !) de l’Orchestre de l’Opéra Carlo Felice de Gênes et le soin apporté à cette pathétique sinfonia par Sesto Quatrini.
Le prélude des cordes, bientôt rejointes par les vents (la flûte, puis toujours ce cor anglais !), à la scène finale d’Anna Bolena met en valeur à nouveau l’attention du chef aux textures et son talent à faire respirer cette musique. Qu’on écoute sa manière de jouer de la dynamique et des silences pour ponctuer le récitatif, « Piangete voi ? », puis de suivre la Buratto qui dans l’aria, « Al dolce guidami », donne vérité en tragédienne à la confusion mentale de la Reine, revoyant ses noces avec Henri VIII puis, dans une série de triolets, revivant son enfance.
La maturité de son timbre ajoute un surcroît d’épaisseur humaine à ces coloratures escarpées. Le deuxième cantabile, « Cielo, a miei lunghi spasimi », très beau, non seulement de ligne, mais d’introversion, conduit à une cabalette rageuse, toute de trilles et de coloratures di forza, multipliant sauts de notes et de registres, d’où quelques fugaces âpretés, mais qui ne font qu’ajouter à la puissance farouche de cette séquence.

Le slancio
Même si elle est émaillée d’une impressionnante série de gammes chromatiques descendantes vertigineuses, de coloratures sur deux mesures, de quelques contre-ut, et même d’un si bémol grave, la scène de Lucrezia Borgia est d’écriture plus centrale. Là, c’est l’ampleur des phrasés, leur galbe dans la partie cantabile, les couleurs sombres, qui impressionnent et qui semblent annoncer le Verdi d’I due Foscari (1844, donc treize ans seulement après Lucrezia Borgia).
Verdi reprend le même schéma éprouvé, récitatif-aria-cabalette, dans cette scène qui, soulevée par Eleonora Buratto, est une splendeur : c’est affaire de ligne, de pâte vocale, de profondeur d’expression, d’ampleur dans le cantabile (une prière), puis, dans la partie rapide, de slancio : des sauts d’octaves ébouriffants, des gammes chromatiques assez proches de celles de Donizetti, tout cela soulevé par la poigne verdienne, avec une concision, une vaillance auxquelles on ne résiste pas. Buratto y est magnifique.

Des Verdi transcendants
Enfin, de Verdi aussi, une relative rareté, l’air de Mina au deuxième acte d’Aroldo. Cet opéra est la refonte en 1857 du Stiffelio de 1850, créé à Trieste, puis joué à Florence et Rome, mais que Verdi préféra ne pas donner à la Scala plutôt que d’accepter les modifications demandées par la censure. Il y revint sept ans plus tard et fit de cette histoire d’un pasteur trompé par son épouse une histoire médiévale, d’adultère aussi.
L’air de Mina (qui confesse sa faute devant le tombeau de sa mère), reprend pour le cantabile textuellement l’air de Lina dans la première version. Le récitatif qui le précède est du meilleur Verdi (après un très remarquable prélude où dialoguent les groupes d’archets) et Buratto y est transcendante, de même que dans les vastes arches mélodiques de l’aria, mais c’est dans le tempo di mezzo avec Godvino (Didier Pieri) qu’apparaissent à nouveau ces couleurs sombres que Buratto cultive savamment, et dont elle usera dans la cabalette, très old style, que Verdi écrit spécialement pour Aroldo.
Ce morceau de bravoure vaudrait à lui seul le voyage. Buratto, balayant rageusement toute sa tessiture, y est stupéfiante, dardant des notes aiguës comme des flèches et se jouant de gammes sur deux octaves, mais surtout superbe de fureur et de fierté, dans une pièce qui semble un adieu (mais combien efficace dramatiquement) au canto fiorito à la Bellini et Donizetti.
Ces deux Verdi, qui nous semblent exactement dans les couleurs actuelles de la voix d’Eleonora Buratto et dans son caractère, indomito en effet, mettent un fier point final à ce récital flamboyant.