Le temps d’un soir ou d’une heure et demie seulement, le spectateur d’un autre siècle venu inopinément au théâtre du Capitole aurait retrouvé l’ambiance et la chaleur d’un salon de province du temps de Claude Debussy. Quelques spectateurs connaisseurs, un piano bien accordé quoiqu’à la pédale un rien bruyante en milieu de pièce et deux artistes bien élevés, tenant leur rôle avec délicatesse et…distance. Un pianiste sûr de son affaire et une cantatrice endimanchée, enveloppée d’un magnifique fuseau pêche aux ourlets seyants et coiffée d’un chignon savant, très Belle-Epoque. Alexandre Tharaud et Sabine Devieilhe ont joué le jeu de l’immersion délibérée dans ce temps révolu, les cinquante premières années du siècle dernier pour faire simple, comme si. Comme si les rangs n’étaient pas clairsemés, comme si tout sourire complice et amateur des auditeurs ne restait pas illisible sur des visages fantomatiques, d’où seuls des yeux écarquillés ressortaient et tentaient de se délecter d’un festin par trop attendu. Et soudain, le temps d’une pause de quelques secondes en coulisse pour se rafraîchir, la cantatrice de retour sur scène, comme n’y tenant plus, qui lance : « Vous ne pouvez pas savoir comme nous sommes heureux d’être là ce soir ! ». Et nous donc ! Et juste avant de reprendre le cours de sa conversation musicale, elle intime : « Profitons ! ». Pour ne pas être en reste, Alexandre Tharaud ajoutera quelques mots que l’on sent sortis des tripes et qu’il conclut de la sorte : « La scène est notre maison ! ».
Et nous voilà replongé dans ce programme bien ficelé. Il reprend en quasi-totalité le dernier enregistrement Chanson d’amour, consacré à Debussy, Ravel, Poulenc et Fauré, même si l’agencement du concert diffère sensiblement de celui du disque, ainsi que nous l’a expliqué Sabine Devieilhe. On ne choisit pas la facilité en débutant le programme par Nuit d’étoiles de Debussy avec d’emblée des aigus bien lissés, qui s’enchaîneront avec la plupart du temps beaucoup de bonheur, tout au long du programme. Puis suivent les deux Aragon de Poulenc un rien canailles et primesautiers. Ce sont en réalité les multiples facettes de l’amour qui nous sont données d’entendre. Sabine Devieilhe a cette capacité à rendre les émotions, à se plonger, morceau après morceau et dans un enchaînement rapide, dans des atmosphères tantôt romantique à souhait (« Au bord de l’eau »), tantôt enfantine et pastorale (« Chanson française »), extatique (Ariettes oubliées de Debussy) ou plus légère (les cinq mélodies populaires grecques de Ravel). Du coup, on attendrait peut-être une palette sonore plus chargée, plus sombre, encore plus nuancée aussi parfois. Mais la technique est là et l’endurance aussi ; on se surprend à admirer cette aisance à enchaîner sans défaillance les morceaux qui sont à eux seuls des récits dans lesquels il faut s’immerger corps et âme. Quelques belles surprises aussi : la Romance d’Ariel qui ne figure pas sur l’album et qui développe toute la sensibilité de la mélodie debussyste. Alexandre Tharaud est le compagnon, plus que l’accompagnateur, idéal. Il se met au service discret de sa majesté la Voix, mais sait attendre son heure pour se faufiler dans le moindre interstice que le mélodiste lui accorde et faire surgir des images orchestrales rutilantes (« Manteau de fleur »). Ils sont vraiment deux sur scène, deux à pied d’égalité, jouant à tour de rôle la partie soliste. Une complicité très belle à entendre et à voir aussi ; les deux restent à bonne distance physique mais s’échangent des regards, des sourires, qui disent beaucoup de leur complicité artistique.
Ils nous délivrent encore trois bis. L’air du Feu extrait de L’enfant et les sortilèges, où Sabine Devieilhe est comme à la maison. Puis un air qu’elle nous dit avoir découvert pendant le confinement : le tendre Youkali de Kurt Weill dont les mots (« C’est le bonheur, c’est le plaisir / C’est la terre où l’on quitte tous les soucis / C’est, dans notre nuit, comme une éclaircie / L’étoile qu’on suit / C’est Youkali, c’est Youkali, c’est Youkali ») prennent ce soir une résonance toute particulière. Enfin ce sera Rameau et Les Indes Galantes (« Viens hymen ») pour la conclusion d’un concert où, pour reprendre l’injonction de Sabine Devieilhe, nous aurons profité.