Après un premier récital à l’Opéra-Comédie de Montpellier, c’était au tour de l’Opéra de Normandie-Rouen d’accueillir le nouveau duo formé par Lea Desandre et Alexandre Kantorow ce mardi 22 avril. Il y a toujours une forme d’appréhension à voir des pianistes solistes renommés, sans expérience particulière d’accompagnement vocal, se lancer dans le récital de lied et mélodie : c’est souvent un bon argument marketing pour promouvoir un genre hélas moins vendeur que l’opéra, mais c’est aussi la crainte d’un duo peu fusionnel. Pourtant, l’affiche de ce soir laisse moins de place que d’habitude à ce genre de doutes, tout d’abord du fait du jeu de Kantorow, reconnu pour son raffinement, loin d’un certain standard d’ultra-performance, mais aussi pour la place importante qu’occupe la musique de chambre dans sa carrière. Le programme, qui ne recherche pas la rareté, a le bon goût d’aligner ce qui s’est fait de mieux en mélodie et lied, de Schubert à Duparc. Avec une chanteuse aussi sensible que Lea Desandre, déjà invitée à Rouen pour ces mêmes Nuits d’été de Berlioz avec orchestre, il y a donc largement de quoi se rendre à l’auditorium de la Chapelle Corneille.

©️Sasha Gusov
Le concert commence avec les Trois Chansons de Bilitis, cycle de Debussy adapté du recueil de Pierre Louÿs. Il nous faut un petit temps d’adaptation pour se faire à l’acoustique de la salle, le piano y perdant en clarté (loin de l’effet salon qu’on peut parfois rechercher en mélodie). Néanmoins on est charmé dès cette « Flûte de Pan » par le français extrêmement châtié de Desandre, et globalement par une version très juvénile et pudique, qui ne surjoue jamais la charge érotique du poème. C’est cette délicatesse qui fait tout le prix de la fin « ma mère ne croira jamais que je suis restée si longtemps à chercher ma ceinture perdue », ici déclamée avec une simplicité désarmante. « La Chevelure » poursuit avec un parti pris similaire, quitte à nous surprendre par moments. Constituant l’un des sommets de sensualité de l’œuvre de Debussy, on en entend régulièrement des versions quasi suffocantes, notamment pour ce qui est de l’évocation de l’orgasme par le locuteur masculin. Pourtant ici, c’est avant tout le frémissement qui intéresse le duo, celui de la voix poétique, privilégiant ainsi une forme de finesse très touchante. En contrepartie, le climax, très explicite (répétition du même intervalle ff au piano jusqu’au point d’orgue), perd ainsi en puissance dramatique en n’étant pas assumé jusqu’au bout. Puis arrive la fin du cycle, « Le Tombeau des Naïades », et l’on en vient à pleurer, dans l’un de ces moments qui mettent à mal notre recul critique. Sans doute est-ce un peu trop allant, notamment au piano, mais il y a là une incarnation, une intelligence dans la gestion des effets dramatiques, qui rendent le tout intensément émouvant. Soulignons aussi que la présence des deux artistes sur scène est très agréable, simple et élégante.
La partie Schubert qui suit s’ouvre avec « Liebesbotschaft », extrait du Schwanengesang, sur un texte de Ludwig Rellstab. Une fois encore, le tempo amené par le piano nous paraît assez allant, mais cette fois un peu trop pour l’acoustique, et surtout pas assez flexible pour suivre les consonnes du texte. L’allemand de Lea Desandre est cependant tout à fait convaincant, et toujours très investi. « Ständchen », du même cycle et du même poète, ne nous procure en revanche aucune réserve. Beaucoup se dit déjà rien qu’avec la caractérisation du piano dans l’introduction : très assurée, presque hispanisante, cette sérénade ne jouera pas la carte du pathétique. Le duo en fait une version assez théâtrale, intelligemment construite, pour un résultat auquel on voit difficilement comment résister. Gretchen am Spinnrade, deuxième opus du compositeur, sur un texte de Goethe, nous séduit par des qualités similaires. On apprécie ainsi la trajectoire donnée à cette amante délaissée, partant d’une forme de retenue pour finir dans le désespoir le plus ardent. L’urgence dramatique est extrêmement convaincante, notamment grâce une fois encore à l’investissement de Desandre dans le texte. En clôture de ce moment Schubert, nous entendons Die Götter Griechenlands, sur un texte de Schiller. Ce lied se jouant sur une temporalité très différente des précédents, on est très séduit dès le début par le temps d’écoute mutuelle, et d’appréciation de l’acoustique, qu’y mettent les deux musiciens. Avec le temps que demande la salle, ils parviennent ainsi à rendre justice aux dissonances expressives (« wo » du « wo bist du ») et à toute la puissance expressive de cette plainte isolée. Cette partie allemande se termine donc sur une touche méditative, réalisée avec beaucoup d’élégance encore une fois.
La dernière pièce avec l’entracte, la fameuse Invitation au voyage de Duparc/Baudelaire nous laisse hélas une moins bonne impression. Tout plaisant que ce puisse être instrumentalement, ce n’est tout simplement pas le bon tempo pour nous, trop agité pour le texte, trop actif, et cela nous semble porter atteinte à la ligne vocale. Par ailleurs, et c’est vraiment par pur esprit chagrin, le « o » de « volupté » doit se prononcer ouvert et non pas fermé comme on l’entend souvent.

©️Julien Benhamou
La deuxième partie est dédiée à l’un des cycles les plus emblématiques du répertoire, les Nuits d’Été de Berlioz, sur des poèmes de Théophile Gautier. Souvent répartie entre deux chanteurs, l’œuvre a cela de difficile, en plus de sa longueur, qu’elle demande une interprète à l’aise sur toute la tessiture, au souffle long, et capable d’illustrer des affects très différents tout au long du cycle. Après le drame du milieu du cycle, il faut ainsi réussir à se mobiliser de nouveau pour le vent d’énergie et d’ironie final amené par l’Île Inconnue. Lea Desandre a déjà chanté le cycle avec l’Orchestre de Normandie-Rouen en 2020, mais la partition piano est un tout autre défi, qui peut se révéler frustrant pour le pianiste face à une écriture peu conventionnelle, et pour la chanteuse privée des timbres de l’orchestre. Les deux interprètes en livrent cependant une version séduisante, notamment dans les mélodies plus légères qui mettent davantage en valeur la vocalité actuelle de la mezzo-soprano. On a cependant l’impression d’une légère retenue expressive par rapport à ce que l’on a pu entendre en première partie, qui se dissipera petit à petit. Si l’on apprécie l’humour discret mis dans la « Villanelle », la qualité de pianissimi du « Spectre de la Rose », l’intensité expressive à la fin de « Sur les lagunes », c’est ainsi à partir d’ « Absence » qu’on est de nouveau entièrement happé. Comme avec Schubert dans la première partie, le duo y utilise l’acoustique de la chapelle pour obtenir le dépouillement le plus saisissant dans les pianissimi. « Au cimetière » est le climax d’expressivité de cette deuxième partie, avec un jeu sur les figuralismes, les auto-citations, porteur d’émotion. Toute la construction du poème, jusqu’à ce « tu reviendras » déchirant, est ainsi rendue avec lisibilité et délicatesse. Enfin, « L’Île Inconnue » est rendue avec un brio et une insolence extrêmement communicatifs, tout en s’amusant volontiers du figuralisme du souffle marin.
Les artistes offrent en bis deux des si attachantes mélodies archaïsantes de Reynaldo Hahn : À Chloris sur un poème de Théophile de Viau, et Néère sur un poème de Leconte de Lisle. Une évidence par ce duo là, tant cette musique flatte, pour elle, toute l’acuité stylistique et la finesse rhétorique apprise dans le répertoire baroque, et pour lui, la plastique d’un jeu toujours clair et élégant. A noter que ces deux mélodies se trouvaient dans l’album « Idylle » de la mezzo-soprano, accompagnées alors au luth par Thomas Dunford. On espère que cette escapade dans le domaine de la mélodie ne sera pas qu’éphémère pour ces deux musiciens, au milieu de projets internationaux qui en sont assez éloignés. La sensibilité qu’ils ont pu y investir ce soir, leur intelligence et leur humilité nous semblent en effet toutes indiquées pour défendre ce répertoire, y compris avec des choix moins rebattus. C’est en tout cas ce qui semble être le consensus du public.