A l’occasion de la rediffusion en streaming de Lohengrin (visible jusqu’au 30 juin 2020), nous vous proposons de relire ci-après le compte rendu de la représentation du 20 avril 2018.
Finalement, Olivier Py est comme Wagner : un piètre politique, mais un artiste génial. De même que le Maître de Bayreuth a perdu plusieurs années de sa vie à produire des écrits théoriques qui, lorsqu’ils s’éloignent de l’art en lui-même, sont de véritables tunnels, où tout est confus et indigeste, le metteur en scène se croit obligé de « justifier » son intérêt pour Lohengrin, non seulement dans une note d’intention insérée au programme, mais aussi par un discours fait devant le rideau avant les premières mesures du prélude. Pour résumer, on dira que Lohengrin est selon Py un opéra rempli jusqu’à ras-bord du nationalisme le plus infâme, mais que, dans la mesure où il traite de l’échec de ce projet, nous sommes autorisés à en jouir aujourd’hui. D’abord, on avoue notre malaise face à une démarche qui semble déclarer qu’il y a des œuvres permises et des œuvres interdites. Ensuite, l’aspect politique de Lohengrin, s’il est bien présent dans les harangues nationalistes du Roi, n’est pas vraiment le centre de l’œuvre. Enfin, Py s’enferre très vite dans ses contradictions : il cherche à prouver que le chevalier au Cygne est porteur de germes qui deviendront très dangereux par la suite, mais ce sont Ortrud et Telramund qui portent tous les symboles proto-nazis. Bref, on n’y comprend plus rien, et ce ne sont pas les schémas abscons du programme qui permettront d’y voir plus clair. Sans doute fallait-il sacrifier à la mode du « Wagner-bashing ».
En revanche, dès que Py s’éloigne de ces clichés et se concentre sur le cœur de l’œuvre, à savoir les relations Elsa-Lohengrin, la question de savoir si on peut aimer quelqu’un sur seule base de la confiance, la domination d’Ortrud sur son mari, la question de la culpabilité, de l’attente, de la foi…, il vise juste. Comme Wagner, Py est un fin connaisseur de l’âme humaine, et la façon dont il donne vie aux personnages qui restent chez beaucoup d’autres des archétypes, est remarquable. On assiste à du vrai théâtre, et non à un oratorio ou à un rituel. Tout concourt à la réussite, des splendides éclairages de Bertrand Killy, qui renforcent la classique dichotomie noir-blanc chère à Py, aux décors ingénieux et esthétiques de Pierre-André Weitz, dont on se gardera de trop parler pour ne pas gâter le plaisir de la découverte, mais qui permettent un déploiement presque infini de perspectives, de retournements de situation et de configurations. L’intégration de la danse comme symbole de pureté au début de l’acte III est une autre bonne idée, grâce à la prestation funambulesque de Milan Emmanuel.
©Baus/La Monnaie
Dopés par une mise en scène aussi pleine de sens, les chanteurs donnent le meilleur d’eux-mêmes, tant au niveau dramatique que vocalement. Soudés, ils forment une vraie équipe, où la valeur globale est plus que la somme des talents individuels. Seuls le Héraut et Telramund font carton plein : Werner Van Mechelen est fidèle à lui-même, avec un chant probe, travaillé, où tout est juste à la fois en termes de volume et d’expression, et une diction allemande impeccable. Le baryton allemand Thomas Jesatko sculpte un Friedrich qui est véritablement « heldenbariton », grâce à une voix qui se projette sans difficulté par-dessus les grandes houles orchestrales, et surtout une présence scénique exceptionnelle, exact mélange entre l’orgueil du prétendant évincé et la veulerie de l’homme dominé par une épouse maléfique. Le reste du casting est plus inégal : Meagan Miller a le timbre et la blondeur d’Elsa, mais ses aigus « craquent » parfois, et les ensembles ne la trouvent pas toujours à son avantage. Sabine Hogrefe alterne de grands moments de chant « hochdramatisch », avec des passages à vide où la puissance manque cruellement. Gabor Bretz offre un Roi Henri bien campé sur ses graves, tout en onction et majesté, mais le ton est un peu uniforme. En remplaçant de dernière minute, Bryan Register « assure ». Il a pour lui un timbre éclatant, et une émission qui gagne en puissance au fur et à mesure de la soirée, et on tire son chapeau devant l’exploit de venir à bout d’une partie si difficile au pied levé. Mais des doutes demeurent sur le caractère héroïque du personnage, et on est curieux de l’entendre en Tristan la saison prochaine.
Tous sont portés par un Alain Altinoglu qui continue à transfigurer un orchestre de la Monnaie qu’on ne reconnaît plus depuis qu’il en a pris la tête. Oubliés les errements des dernières années, le pavillon de l’excellence est hissé bien haut. Le chef a travaillé son Wagner à Bayreuth, et il en maîtrise jusqu’à la dernière double croche, se délecte des alliages instrumentaux les plus raffinés, sait prendre le temps de mener les crescendi jusqu’à leur terme orgiaque, tout cela sans perdre le fil du drame. Les chœurs sont au diapason, et la musique emporte tout comme un torrent. On ne ressort pas indemne de ces trois heures et quelques de passion, de sublime et d’emportement. Et on a totalement oublié les oiseuses questions politiques soulevées en début de soirée. Comme Siegfried Wagner l’avait fait inscrire en grand à l’entrée du Festspielhaus que les futurs maîtres de l’Allemagne voulaient transformer en lieu de propagande (c’était en 1924) : « Hier gilt’s der Kunst ».