Créée en septembre 2019 à Bastille, cette nouvelle production des Indes Galantes de l’Opéra de Paris n’avait guère enthousiasmé, le soir de sa première, notre confrère Guillaume Saintagne comme il l’expliquait dans son compte rendu. Toutefois, notre avis, au terme de la captation disponible ici en streaming, est sensiblement différent.
Dans la foulée du succès de son court-métrage de 2017 devenu viral, nommé aux César, et qui transformait la danse du Grand Calumet de la Paix en une battle de krump, le plasticien Clément Cogitore s’est vu confier la mise en scène des Indes Galantes, secondé par la chorégraphe et mastodonte du hip hop Bintou Dembélé. Indéniablement, pour sa première production d’opéra, Cogitore frappe très fort. Le postulat reste le même que dans son court-métrage : comment représenter les Indes Galantes, qui s’offrent comme une célébration des colonies françaises sans reprendre celle-ci à son compte ? Sans verser dans le regard dénigrant sur l’œuvre, la démarche de Cogitore et de Dembélé est plus approfondie : il s’agit pour eux de montrer, par une modernisation crue du temps et de l’espace, que les traits problématiques de l’œuvre de Rameau, typiques du racisme de l’époque coloniale, persistent encore à l’époque contemporaine.
Dès le prologue, le principe de la transposition moderne est posé, présentant au spectateur un showroom façon maison de styliste. En première entrée, le port orientalisant turc s’est transformé en hot spot de migrants parés de leur couverture de survie, sur une scène d’où surgit une grande barque de bois en ruine. « Vaste empire des mers où triomphe l’horreur » n’a jamais résonné avec autant de gravité, forcément. La deuxième entrée met aux prises des CRS et les spectateurs d’une rave party, tandis que la troisième entrée nous fait pénétrer dans le quartier rouge d’Amsterdam, en lieu et place d’un jardin/sérail persan – ce dernier parallèle ne ressort pas assez travaillé pour être convaincant néanmoins. Enfin, la dernière entrée nous plonge au cœur de ce qui semble être une cité de banlieue.
Le remplacement du ballet traditionnel par un ensemble de danses contemporaines constitue la colonne vertébrale de la production. Hip hop, néo-voguing, krump, breakdance : le très large éventail de danse confère à la mise en scène toute sa beauté et son originalité. La musique de Rameau épouse volontiers les mouvements saccadés, torturés et parfois spectaculaires des danseurs. Le pinacle est sans conteste la danse du Calumet, où la battle de krump déborde d’une énergie et d’une intensité bouleversante et subversive. Mais au total, les danseurs ne volent pas la vedette aux chanteurs, l’ensemble dialoguant habilement, comme lors du trio flûte-chant-danse au cours du sublime « Viens, Hymen » de la deuxième entrée.
La musique, de son côté, est renversante. Si l’idée de jouer cette partition baroque sur la scène de la Bastille pouvait laisser songeur, force est de constater que le succès est au rendez-vous. La direction de Leonardo García Alarcón offre une version des Indes Galantes à faire pâlir tous les aficionados d’un William Christie. Energique et précise, cette proposition subjugue par l’alternance continue d’instants dynamiques et puissants et de séquences plus intimistes à la pureté résolument sobre. Le quatuor « Tendre amour » est un de ces moments de grâce où chaque paramètre trouve sa juste place – à nous faire oublier que cette troisième entrée est considérée comme la plus faible de l’opéra.
La distribution vocale est tout aussi éblouissante. Sabine Devieilhe, Hébé embourgeoisée à la Anna Wintour, Phani poignante ou Zima plus joueuse, nous gratifie de ses aigues toujours aussi précis et percutants. La diction, l’intention, la virtuosité, tout y est. Jodie Devos est certainement la révélation de ce spectacle, toute en subtilité et en émotion, incarnant notamment une Zaïre particulièrement touchante. Dotée d’une puissance impeccable, Julie Fuchs fait montre d’une présence scénique très affirmé et d’une voix somptueuse. Alexandre Duhamel assure un Huascar tout en puissance, tandis que Florian Sempey convainc autant en Adario qu’en Bellone (même si par ailleurs il est dommage que l’ambiguité du genre de Bellone n’ait pas été exploitée). Charmeur, presque sans rien faire, Edwin Crossley-Mercer propose une performance aux accents suaves et si élégants. Enfin, le Valère ainsi que, particulièrement le Tacmas, de Matthias Vidal sont touchants et authentiques. Stanislas de Berbeyrac nous touche par sa présence toujours aussi charismatique et son chant gracieux.
Le Chœur de de chambre de Namur impressionne par ses capacités à varier les tons, tout en se prêtant à l’exercice difficile de la danse urbaine dans la plupart des entrées. L’impression globale qui se dégage est celle d’une grande homogénéité, où l’intense musicalité, les variétés de la danse et la force évocatrice et politique de la mise en scène se fondent harmonieusement dans un tout particulièrement enthousiasmant.