Le confinement est l’occasion de retrouver ou de découvrir de nombreuses productions, qui accèdent ainsi à une nouvelle jeunesse. Rinaldo Alessandrini, dont on connaît l’attachement à faire revivre les répertoires baroques italiens, nous a ainsi gratifiés d’un Orfeo singulier, produit par la Scala de Milan en 2009. Forumopera l’avait alors opportunément interrogé sur sa collaboration avec Bob Wilson, qui en réalisait la mise en scène ( 5 questions à Rinaldo Alessandrini).
Selon les goûts et les habitudes de chacun, le spectacle pourra réjouir, ravir même, ou ennuyer voire irriter : la mise en scène fut huée par le public scaligère. Bob Wilson, son esthétique, son langage, ses partis pris divisent depuis des décennies. Le statisme hiératique, la gestique chorégraphiée, formaliste, son théâtre d’images, ses lumières émerveillent certains et agacent d’autres. Deux décors suffisent : le premier, une terrasse garnie d’un alignement de cyprès de la campagne toscane, avec ses contrejours, est un mix de Magritte, du douanier Rousseau et de Mantegna ; le second réserve l’obscurité aux actes infernaux. Les chanteurs sont figés dans des postures répondant aux codes wilsoniens, les maquillages leur ôtent toute humanité pour en faire des archétypes. Les costumes participent à cette désincarnation onirique, grisâtres, Orphée et Eurydice de noir vêtus. Un danseur (la mort ?) intervient dans l’introduction ajoutée, qui permet le déroulé du générique, et réapparaitra ensuite. Sinon, les danses – essentielles – sont limitées à la fosse, à moins de considérer les déplacements comme chorégraphie : l’immobilité règne. Francine Lancelot doit se retourner dans sa tombe. Durant le prologue, si la Musica, allégorique, supporte les pauses convenues, celles-ci règneront sur tout l’ouvrage. On est vraiment très loin des fastes de Mantoue. Le hiatus avec la musique est délibéré, l’ascèse imposée visuellement concentre l’attention sur la musique, elle est porteuse de sens pour certains, mais dessert l’œuvre pour les autres.
Rinaldo Alessandrini, qui connaît son Orfeo à l’égal des Jacobs, Garrido et autres (il en a réalisé une édition critique, puis un enregistrement en 2009) va réconcilier toutes les oreilles. Parfaitement documentée, sa lecture est inspirée, fouillée, vivante, colorée, et répond aux attentes les plus exigeantes. Le Concerto Italiano, que notre chef fonda en 1984, est au cœur de cette production, renforcé par des musiciens de l’Orchestre de la Scala jouant sur instruments d’époque. La richesse des timbres est sauve. La toccata initiale, puissante et décidée, impose le ton. La plénitude, la rondeur, comme la fluidité, le soutien, les articulations et les phrasés sont exemplaires. A-t-on déjà écouté version plus juste, plus animée, plus vraie, dramatiquement comme historiquement ? Le continuo, intelligemment instrumenté, jamais pesant, anime le discours, le rythme. La variété des expressions, l’intérêt constant suscité par le chant, par la déclamation comme par les polyphonies, toujours claires, communiquent une émotion rare.
La distribution se caractérise déjà par son homogénéité, comme si les solistes avaient toujours appartenu au Concerto Italiano. Orfeo, que Bob Wilson a délibérément enlaidi (blafard, au maquillage surprenant, ganté…), est Georg Nigl. Baryton à l’ample tessiture, aussi convaincant dans Bach, Schubert que Dusapin, sa souplesse, sa projection lui permettent d’incarner un Orfeo viril, d’une vérité psychologique singulière. Stylistiquement, rien ne le distingue des chanteurs confinés dans un répertoire limité au seul baroque. Malgré le statisme imposé, son chant nous émeut. Pouvait-il en être autrement d’Orphée ? Roberta Invernizzi chante tour à tour La Musica, Euridice et l’Eco. La pureté de son émission nous ravit. Fraîcheur, conduite de la ligne, ornementation, tout est là. Sara Mingardo nous vaut un des plus beaux récits de la Messagère, avec un soutien, une tension, de riches couleurs. Le Caron de Luigi De Donato est impressionnant, aux graves solides. Raffaela Milanesi compose une belle Proserpine, sachant adoucir Pluton (Giovanni Battista Parodi). Apollon (Furio Zanasi) et les « petits » rôles (les bergers, déjà) sont irréprochables. Le chœur de solistes est admirable d’équilibre, d’articulation, de couleurs et de ductilité, un must. Un grand moment de musique, sinon de théâtre.