Présentée à Dijon il y a deux ans et à Lille l’an dernier, cette production ambitieuse qui rassemble deux œuvres courtes autour des métamorphoses d’Ovide s’est arrêtée pour un weekend à Luxembourg. A relire les articles de mes confrères, il semblerait bien que rien n’ait changé au fil des ans ni dans le déroulement du spectacle ni dans les qualités (et les défauts) des musiciens. Et pour éviter d’être redondant avec les commentaires déjà exprimés, concentrons nous sur deux aspects qui expliquent le relatif échec de ce spectacle : l’absence de dramaturgie et le défaut d’écoute de la partition (ou de connaissance du monde baroque) de la part de la metteur en scène/chorégraphe qui en est l’architecte principale.
Monter un opéra, ce n’est pas seulement coller des images sur un texte, sur lequel par ailleurs un musicien a déjà collé une musique. De nombreuses productions contemporaines vont cependant dans cette direction, mais les seules qui obtiennent des résultats satisfaisants sont celles qui consacrent une très grande attention à la dramaturgie, c’est à dire à créer, par la réunion des aspects visuels, textuels et musicaux, un surcroît de sens au cœur même de l’œuvre, des émotions particulièrement justes, en adéquation avec le livret et la partition (et pas seulement avec notre époque) et de nature à toucher le spectateur. Ce résultat difficile à obtenir nécessite que quelqu’un, en l’occurrence le dramaturge, s’interroge, au départ du texte mais en s’aidant de tout l’appareil critique dont il peut disposer, de ses connaissances sur l’époque et les circonstances de la création, la postérité de l’œuvre ou du mythe qu’elle met en scène, la façon dont elle a été reçue dans les siècles ultérieurs, ses résonnances avec le monde d’aujourd’hui, de manière à produire un spectacle cohérent, instruit et émouvant. Bien sûr, on peut imaginer que par une sorte de transcendance certains puissent se passer de cette phase d’étude et arriver quand même à un résultat, mais reconnaissons que c’est peu probable.
Pygmalion : vue de la statue© Gilles Abegg
Les deux œuvres qui nous occupent ressortissent du genre opéra-ballet, et leurs livrets à portée à la fois poétique et mythologique, assez loin donc des platitudes de la réalité du XXIe siècle, mêlent les éléments des cultures grecque et latine retranscrites dans la langue française du XVIIIe, avec Rameau ou Mondonville pour support. Pour les amateurs de culture classique, un vrai régal ! Pour Robyn Orlin qui se passe de tout dramaturge, un fatras sans intérêt, qu’elle va balayer d’un revers de main pour y coller à la place les séductions irrésistibles d’une ambiance de boîte de nuit où les pas désordonnés des danseurs d’aujourd’hui, tels qu’on les rencontre désormais sur tous les continents, tenteront vaille que vaille, toutes cultures mêlées, de s’adapter aux menuets, rigaudons, loures, bourrées et passe-pieds de la partition. Pygmalion sculpteur devient une sorte de designer, sa statue une grande toile servant de support vidéo, et débrouillez-vous avec ça ! C’est ce que tenteront de faire, sans grand succès les cinq danseurs pourtant aguerris de la troupe. Les chanteurs, dont les rôles ne sont guère caractérisés, sont beaucoup livrés à eux-mêmes, tout juste s’inscrivent-ils dans le décor et dans la chorégraphie ambiante. Et puisque la mise en scène n’explique rien, le récit paraît complètement décousu, comme paraissent totalement arbitraires les interventions de l’Amour ou de Vénus. Le récit est en effet à peine plus clair pour la deuxième œuvre au programme, malgré l’omniprésence de la vidéo qui projette sur écran géant en fond de scène des images prises en direct dans la salle, dans la fosse ou sur le plateau. Chaque personnage est doublé par un danseur, de sorte qu’on voit deux fois l’action en parallèle, symétrie encore renforcée dans les images vidéo. Cette mise en abîme (l’image dans l’image) occupe beaucoup d’espace sans générer beaucoup de sens et révèle en gros plan les efforts pas toujours esthétiques des chanteurs filmés de trop près. Rien dans tout cela ne témoigne d’un quelconque amour de la partition ni du texte, mais seulement d’une adéquation à l’air du temps (le nôtre, hélas…).
Du coté de la fosse, au contraire, tout contribue à recréer l’atmosphère française du siècle des lumières : Emmanuelle Haïm et ses troupes du Concert d’Astrée, chœurs compris, rendent avec entrain, science et minutie toutes les subtilités des deux partitions, faisant ressortir maints reliefs et maints détails dont la mise en scène aurait pu s’inspirer. La démarche est parfaitement construite, très documentée et si on ferme les yeux, l’illusion est délicieuse. Lorsqu’on les ouvre, on a un petit peu l’impression de boire un grand cru dans un gobelet en plastique.
La distribution est assez inégale. Largement dominée par la prestation de Reinoud Van Mechelen (Pygmalion) absolument irréprochable, diction parfaite, vaillance et virtuosité assumée, grande précision de style, elle comprend des éléments plus faibles notamment du côté des voix féminines : tant Samantha Louis-Jean (Céphise puis Vénus) que Armelle Khourdoïan (L’Amour et Amour) ou Magali Léger (la Statue puis Psyché) ont des voix agréables mais peu puissantes lorsqu’il s’agit d’affronter l’acoustique un peu sèche de la grande salle luxembourgeoise, et seront toutes trois un peu aux limites de la fatigue, à l’issue d’une représentation pourtant relativement courte. Leur diction est étrangement peu claire pour trois artistes francophones. Victor Sicard (Tisiphone), l’autre voix masculine de la distribution, affublé d’une robe, d’une perruque et d’un maquillage qui le fait ressembler à Conchita Wurst, s’en sort plutôt bien malgré le ridicule du personnage, mais avec moins de style et moins d’aisance que Van Mechelen.