En ces temps socialement troublés, atteindre la Philharmonie de Paris en provenance de l’ouest parisien peut vite tourner au parcours du combattant ! Cette Damnation de Faust avait cependant à l’origine bien des atours pour braver toutes les épreuves, à commencer par une distribution qui devait aligner rien de moins que Karine Deshayes, Ludovic Tézier et Jean-François Borras. Or, au gré des annulations (la dernière étant le remplacement tardif de Jean-Francois Borras dans le rôle-titre par Paul Groves), ne subsiste plus ce soir de ce tiercé de rêve que Karine Deshayes. Les comptes sont-ils toujours bons ?
On est d’abord plutôt rassuré par le Faust de Paul Groves. Il reste peu de chair et de brillant chez le ténor américain (qui chantait il y a encore quelques jours Tamino au Metropolitan Opera), et la voix, bien projetée, bouge quelque peu au début, mais le rôle semble assumé et la diction française, précise, est bien compréhensible. L’esquif tangue parfois face aux aigus dont Berlioz a parsemé la partition, mais tient bon le cap pendant les deux premières parties, avant de se fracasser douloureusement sur les récifs escarpés du duo avec Marguerite (troisième partie). L’invocation à la Nature verra le chanteur retrouver de son intégrité vocale, mais pas toutes les ressources nécessaires pour rendre justice au lyrisme de ce passage.
On joue également de malchance avec le Méphistophélès d’Ildebrando d’Arcangelo, annoncé souffrant à l’entracte. Si cela s’entend dans certains aigus tendus et une voix en manque de tranchant, le baryton-basse italien maîtrise globalement la tessiture et le timbre est plutôt séduisant. L’indisposition du chanteur ne peut cependant pas totalement expliquer une diction contournée et peu intelligible et des effets histrioniques qui sonnent déplacés. On mettra en revanche sur le compte de l’alcoolisation du personnage, le fort relâchement stylistique de Brander (Renaud Delaigue) dans sa Chanson du rat.
L’arrivée de l’unique protagoniste féminine (et rescapée du trio originel) vient apporter du baume à nos oreilles. La Marguerite de Karine Deshayes est rayonnante, son mezzo long et délicat aux aigus lumineux, jamais forcés, fait naître les quelques frissons de la soirée. La mezzo sacrifie certes parfois l’impact des consonnes à la plénitude du son. Mais face à une tel charme, comment lui en vouloir ?
Les membres du Chœur de l’Orchestre de Paris qui, du fait de leur nombre, débordent de la scène, se juchant jusqu’à l’arrière-scène et sur les côtés, séduisent dès leurs premières interventions avec une belle mise en place, des effets polyphoniques très réussis et une grande douceur dans le songe de Faust. Le chœur masculin seul dans la scène de la taverne fait en revanche ressortir une moindre homogénéité. Le Chœur d’enfants de l’Orchestre de Paris apporte, lui, la pureté angélique nécessaire à la rédemption ultime.
Celui qui finalement fait basculer du bon côté cette soirée vocalement mitigée c’est Tugan Sokhiev. Le directeur musical de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse, présent sur le projet depuis le début, révèle une belle alchimie avec les forces de l’Orchestre de Paris. On pourrait rêver ici de davantage de tranchant, là de couleurs plus brillantes. Pourtant, sans excès de puissance sonore, avec des tempi plutôt retenus, le chef parvient à tisser une belle unité entre les scènes parfois disparates, tout en créant une atmosphère propre à chacune : l’accompagnement de « D’amour l’ardente flamme » est ainsi idéalement rêveur avant de céder à l’agitation croissante de Marguerite, et la Course à l’abîme est parfaitement haletante. Il s’appuie pour ce faire sur un Orchestre de Paris aux pupitres virtuoses (notamment les vents très sollicités) et d’une grande homogénéité de son.