Les amateurs de Casse-Noisette et du Lac des Cygnes le savent bien : la saison des fêtes est propice aux ballets. L’Orchestre de Paris semblait vouloir tout à la fois s’inscrire dans cette tradition et la dévier, en conviant Valery Gergiev autour d’un programme où la danse est tout à la fois détournée et omniprésente. Le Martyre de Saint-Sébastien de Claude Debussy et L’Oiseau de feu de Stravinski partagent en effet une même trajectoire de ballets contrariés. Si ces pièces (enfin, surtout celle de Stravinski…) n’ont pas tout à fait disparu du répertoire, elles y figurent le plus souvent sous forme de suites ou d’arrangements, rendant leur présence dans les salles très différente de leur conception initiale, prévue pour les planches et les feux de la rampe.
Il est vrai que dans sa version originelle, Le Martyre de Saint-Sébastien devait être une sacrée épreuve pour les interprètes comme pour les auditeurs : près de cinq heures de spectacle, intégrant moins d’une heure de musique, autour des talents conjugués de Debussy, de d’Annunzio et d’Ida Rubinstein. A l’époque, le public du Théâtre du Châtelet ne s’enthousiasme guère, peut-être en partie intimidé par la farouche opposition de l’archevêque de Paris. Depuis, différentes versions ont tenté d’accommoder cette œuvre décidément rebelle à toute forme de représentation conventionnelle. C’est celle de Claudio Abbado, mise au point pour l’édition de 2003 du Festival de Lucerne, qui est reprise ici. Et on a beau savoir quel immense interprète de Debussy était Abbado, on s’interroge : sabrer le très long texte de d’Annunzio est une chose, mais à quoi bon amputer d’un bon tiers la partition, le matériel d’orchestre, les pages dévolues aux solistes et aux chœurs ? Pourquoi se priver du contraste saisissant offert entre la Deuxième et la Troisième parties, en coupant une large part de l’introduction de cette dernière ? Pourquoi réduire le final à quelques mesures, qui surgissent à l’oreille en une apothéose très soudaine et, partant, quelque peu surfaite ?
Pourquoi, surtout, ne pas laisser toute sa place au chant, quand on a de tels talents à sa disposition ? Julie Fuchs, au milieu de l’orchestre, est chargée des airs « profanes » : elle confirme ses affinités avec la mélodie française dans « Je fauchai l’épi de froment », sorte de cousin musical de l’Angélus de Millet, où l’image de la terre nourricière prend une essence mystique et divine. Sandrine Piau, dans les gradins avec les chœurs, se plonge avec ferveur dans les couplets les plus religieux de l’œuvre, auxquels son expérience des répertoires baroques et classiques confère des parfums d’encens. Et les chœurs, justement, apportent, une semaine après une inoubliable Troisième Symphonie de Gustav Mahler, une nouvelle preuve de leur grande valeur : oui, décidément, tout ce beau monde méritait bien de chanter quelques minutes de plus.
Après l’entracte, c’est pourtant une version intégrale de l’Oiseau de feu, et non une des suites plus fréquemment jouées, qui est proposée. Il fallait bien ces 45 minutes de musique comme une tour de Babel, où le jeune Stravinski s’empare amoureusement de l’héritage de Rimski-Korsakov, le porte, le magnifie, et finalement le tord, le griffe et le cisaille, pour que Valery Gergiev montre enfin tous les contrastes dont sont capables les musiciens de l’Orchestre de Paris : là où Debussy retouché présentait un visage uniformément contemplatif, et pour tout dire un peu tiède, ce Stravinski intégral souligne la santé rugissante des cordes, la vigueur des cuivres et des bois, que le chef prend soin de ne pas trop encourager, ne s’écartant jamais trop loin de la simple beauté des mélodies, culminant dans une extatique « Khorovode des princesses » : l’apothéose de la danse s’est sans doute un peu trop fait attendre, mais elle a fini par arriver !