Le rendez-vous annuel de Cecilia Bartoli avec le public de Bozar affiche souvent sold-out et celui du 12 décembre n’a pas dérogé à la règle. De nouvelles standing ovations ont accueilli la cantatrice, couverte de roses (quatre bouquets !) qu’elle a aussitôt partagées avec les Musiciens du Prince-Monaco : un même triomphe et une impression de déjà vu, car ces récitals se suivent et se ressemblent à maints égards. Pourtant, ils sont aussi profondément dissemblables, à l’image d’ailleurs des disques dont ils assurent habituellement la promotion. Nous aurions aimé nous aussi planer, des étoiles plein les yeux, mais nous avons quitté la Salle Henry Le Bœuf moitié Jean qui grogne, moitié Jean qui rit. Après tout, les mélomanes ont également des soirs avec et des soirs sans et nous étions peut-être moins réceptif que d’ordinaire, sans doute aussi quelque peu refroidi par l’écoute du Farinelli sorti récemment chez Decca. 2019 aura livré un opus mineur dans l’éblouissante carrière de Cecilia Bartoli. Après la poésie délicate distillée sur son second album Vivaldi, celui dédié à Farinelli apparaît d’un intérêt limité et tout l’art de la belcantiste ne peut rien contre l’indigence de certaines compositions. En même temps, à 53 ans, la diva romaine n’a plus rien à prouver et peut tout se permettre ou presque, y compris d’arriver comme les carabiniers d’Offenbach pour fêter le plus célèbre des castrats…
Première surprise, sinon première déconvenue : ce concert s’intitule Farinelli and his time, mais il ne comprend que six airs écrits pour Carlo Broschi sur les douze retenus. En outre, curieusement, seuls deux d’entre eux figurent sur le disque. Pourquoi ne pas lui faire davantage de publicité ? Nous en viendrions presque à nous demander si Cecilia Bartoli est satisfaite du résultat. En revanche, elle reprend trois numéros signés Giacomelli, Leo et Vinci qu’elle avait déjà gravés sur Sacrificium, Haendel complétant avec bonheur ce florilège fort inégal en le dotant aussi d’une conclusion déroutante : « What passion cannot Music raise and quell », extrait de son ode for St Cecilia’s Day (HWV 76). Cet air détonne comme une pièce rajoutée, mais il a pour avantage de solliciter modérément la chanteuse et d’offrir la vedette au premier violoncelle, Robin Michael, dont la personnalité très affirmée s’épanouit au gré d’amples et magnifiques solos. L’impertinence feinte et censément drôle d’un trompettiste pressé d’entamer son concerto – une des sept plages instrumentales de la soirée – vise peut-être aussi à ménager la vraie star du jour, puisqu’il la dispense de donner le Da Capo du « Da tempeste » de Cléopâtre. Du reste, ce dernier ne sera pas le seul à passer à la trappe et Bartoli écourtera aussi plusieurs messe di voce comme si elle cherchait à s’économiser, ce qui serait de bonne guerre au vu de la longueur du spectacle qui comportera encore quatre bis.
Spectacle : le mot est employé à dessein, puisque le concert est mis en espace et ponctué de saynètes qui se veulent enjouées. Elles font appel à la complicité des musiciens de l’orchestre ainsi qu’à un figurant qui, à notre estime, prend vraiment beaucoup de place. Flanquée de cette espèce de Monsieur Loyal, tour à tour cérémonieux et cabotin – clin d’œil au Festival du Cirque de Monte-Carlo ? –, Cecilia Bartoli se change et se repoudre sur le plateau, à l’instar des protagonistes du fameux Artaserse de Vinci 100 % masculin monté par Silviu Purcărete à Nancy. Elle minaude ou plastronne, selon les rôles et les sexes incarnés le temps d’un air, et multiplie les accessoires pour finir dans le costume rouge et or qu’elle portait lors de la tournée promotionnelle de Sacrificium. La show woman Bartoli fait partie de ces artistes dont le charisme et le sens de l’entertainment pourraient, passez-nous la formule, mettre le feu avec un pétard mouillé. Si nous n’avons vu aucune banderole au balcon, mais bien, au parterre, une sacoche ornée d’une reproduction de cette photographie tant décriée où Cecilia Bartoli se prend pour Conchita Wurst, les fans étaient manifestement nombreux à Bozar et dès l’entracte nous surprenions des bribes de conversation édifiantes : « Époustouflante, comme toujours », « Elle a encore sorti toute la panoplie »… Perplexe, nous repensions avec nostalgie à un concert donné ici même et exclusivement consacré à Haendel au cours duquel rien ne nous détournait inutilement de son chant, seul pourvoyeur de frissons et de ravissements.
La diva voudrait évoquer le comportement extravagant des castrats qu’elle ne s’y prendrait pas autrement, sauf que, pas de chance, Farinelli était tout le contraire d’un excentrique. Ses contemporains louaient la simplicité qu’avait su conserver, même au faîte de sa gloire, cet ami pudique et si prévenant du grand Metastasio. Malgré ses dons prodigieux, c’était « un artiste capable de trésors d’expression », relève Markus Webber dans le programme de salle, « il pouvait consacrer toute son attention à rendre la musique la plus poignante, profonde et pertinente possible ». Or, si notre mezzo sait, elle aussi, délaisser la pyrotechnie pour exceller dans le cantabile et le pathétique, elle privilégie ce soir les numéros légers, brillants ou spectaculaires, la joliesse des fioritures au détriment des mouvements lents et de ces longs développements où elle subtilise l’expression des sentiments.
L’entrée des songes funestes d’Ariodante, enlevée avec brio par les Musiciens du Prince-Monaco, nous ragaillardit après d’oubliables broderies de Porpora (La festa d’Imeneo, Polifemo) et nous retrouvons la superbe plainte de Giacomelli, « Sposa, non mi conosci », que Cecilia Bartoli donnait il y a quinze ans déjà lors d’un récital au Savoy Hotel de Londres dont le DVD a su préserver toute la magie. Elle se l’approprie dès la première reprise de la section A, revisitée au travers d’ornements saisissants –des aigus inattendus, attaqués en douceur mais avec des accents déchirants de dolorisme –, et d’une liberté nouvelle dans le rubato qui nous tiendra en haleine et suspendra également le temps au cœur de « Lascia la spina ». Le manque d’originalité nous frappe d’abord, avouons-le, car le tube est aussi un des bis les plus rabâchés, mais nous oublions vite nos préventions, captivé par un phrasé nouveau, des variations du rythme imprévisibles et le miracle advient : Bartoli se réinvente et délivre une épure inédite, en totale symbiose avec des musiciens si parfaitement synchronisés que les cordes semblent frottées par un seul et même archet.
Sous la conduite millimétrée de Gianluca Capuano, l’accompagnement des Musiciens du Princes-Monaco parcourait déjà un nuancier d’une étendue vertigineuse dans la si tendre et lancinante aria d’Abel « Quel buon pastor son io » (Caldara). Pour ces trop rares moments d’intériorité, intensément habités et qui nous donnent l’illusion de communier avec l’artiste, nous donnerions toutes les mignardises de Porpora ou de Hasse, toutes les acrobaties de Vinci et même de Haendel, aussi excitantes soient-elles. Après avoir sublimé l’érotisme de « V’adoro pupille », sans doute galvanisée par une musique autrement inspirée et inspirante que la pâle Cléopâtre que Hasse destinait à Farinelli, la virtuose recouvre son aplomb légendaire dans le « Da Tempeste » taillé sur mesure pour la Cuzzoni. De même, la vocalisation retrouvera dans le « Nobil onda » d’Adelaide (Porpora) puis dans le « Dopo notte » d’Ariodante livré en bis l’urgence fébrile et l’éclat qui lui faisaient défaut en début de concert. Cet abattage demeure grisant et nous ne boudons pas notre plaisir, mais tant de notes pour si peu d’émotions ne rendent pas justice à Farinelli et surtout nous privent de ce que Bartoli a peut-être de plus précieux, de plus personnel à offrir.