Le Semperoper de Dresde fait enfin entrer Il viaggio a Reims à son répertoire et ce n’est que justice. Opéra encore trop peu donné, ressuscité – il faut le dire – sur le tard (Claudio Abbado, en1984 au festival Rossini de Pesaro), l’œuvre n’est pas simple à monter : pour faire court, il y a trop de chanteurs et trop peu d’action. En lieu et place d’opéra, Rossini et Balocchi nous proposent plutôt une succession d’arias et d’ensembles de haute volée, qui nécessitent une bonne quinzaine de chanteurs aguerris, ce qu’on ne trouve pas aujourd’hui si facilement. Parlons davantage d’une cantata scenica, ainsi qu’elle fut conçue originellement, que d’un dramma giocoso. La teneur de l’action en est on ne peut plus mince et guère emballante. Nous sommes en 1825 à Plombières, des personnalités importantes venues de toute l’Europe se retrouvent confinées dans une auberge et ne peuvent finalement se rendre aux cérémonies du couronnement du roi Charles X ; le voyage à Reims n’aura pas lieu, faute de chevaux ! Qu’à cela ne tienne, conversations, joutes oratoires et intrigues amoureuses vont permettre à ce beau monde de passer le temps avant de choisir d’aller faire la fête à Paris ! Intrigue ténue s’il en est, en réalité prétexte saisi par Rossini, à l’époque directeur du Théâtre des Italiens, pour faire briller ses chanteurs. Et de quel éclat ! Cette musique est un véritable feu d’artifice vocal où arias, duos et ensembles nous font admirer la verve mélodique et rythmique de Rossini. Lui-même ne s’y trompera pas et, fidèle à ses habitudes, réutilisera trois ans plus tard une large partie du matériau musical à de toutes autres fins (Le Comte Ory).
© Semperoper Dresden/Ludwig Olah
Le recours à la troupe est bien évidemment la solution idoine pour monter une telle pièce. Encore faut-il avoir une troupe suffisamment étoffée pour faire face aux défis de la partition. C’est le cas du Semperoper qui puise dans ses ressources actuelles et anciennes pour proposer un plateau très équilibré. Il n’y a pas de maillon faible sur scène et l’alchimie des voix se fait naturellement. Elena Gorshunova est une Corinna convaincante : attendue dans le célèbre « Arpa gentil », elle y fait montre de souplesse et d’expressivité. Maria Kataeva en Marchesa Melibea conquiert d’emblée le public par une présence et un jeu aussi naturels qu’hypnotisants. Ajoutons à cela un timbre ensorceleur de mezzo qui peut lui permettre de briller dans Carmen, rôle qu’elle a inauguré cette année à Dresde.
La Madame Cortese de Iulia Maria Dan a fini par nous séduire, tant son implication et ses qualités vocales semblent porteuses de belles promesses. Son air d’entrée toutefois nous a donné quelques frayeurs, vite dissipées. Remarquons aussi la comtesse de Folleville de Hulkar Sabirova, pétillante et tellement à l’aise dans son rôle de parisienne égarée en province !
Le plateau masculin est à la hauteur. Mert Süngü en Belfiore beau gosse et dragueur, Edgardo Rocha en Libenskof et rival du précédent, Georg Zeppenfeld (Lord Sydney) à la basse solide, Maurizio Muraro en Don Profondo à la basse…profonde ainsi que Martin-Jan Nijhof et Bernhard Hansky, tous composent un plateau virevoltant où les connexions entre les personnages sont fluides.
Félicitons Francesco Lanzilotta à la tête de la Staatskapelle Dresden pour sa direction précise, enjouée, même si on aurait aimé que parfois il laisse plus de champs aux voix, dont certaines avaient du mal à emplir l’immense salle.
Une fois réglée la question du plateau vocal, reste celle de l’adaptation, de la mise en scène d’un opéra dépourvu d’action et nous tenant en haleine deux bonnes heures durant.
Le Semperoper s’attache pour la première fois les services de Laura Scozzi, dont on connaît le goût pour la lecture moderne, voire contemporaine – ici ce sera ultra-contemporaine pour ne pas dire en direct live ! – des pièces qu’elle relit.
Une fois accepté le principe que Il viaggio est, en soi, quasi impossible à mettre en scène si l’on reste les yeux rivés sur le livret, on se fera à l’idée que ce dernier peut servir de base à une vision élargie de la pièce, dont on aura extrait une donnée forte (ici l’Europe et son fonctionnement institutionnel), donnée que l’on aura tournée dans tous les sens pour en extraire les mille et un ressorts.
C’est donc le parti pris par la franco-italienne. Nous sommes à Bruxelles, plus précisément lors d’un sommet des chefs d’état et de gouvernement qui se retrouvent entre autres au siège de la Commission. Des danseurs porteurs de masques représentant les grands d’Europe nous accueillent en une danse menée par Emmanuel Macron, Boris Johnson, Angela Merkel, mais aussi Vladimir Poutine ou Elisabeth II d’Angleterre et consorts. Plus que des masques, ces leaders sont en réalité des marionnettes aux mains des technocrates qui, à leur arrivée à l’aéroport, les transportent dans de vulgaires chariots à bagages.
Le regard porté par Laura Scozzi sur l’institution européenne est fouillé et cruel. Elle nous montre un fonctionnement cynique de la Commission. Les fonctionnaires, tout de gris vêtus, sont ternes dans leurs habits comme dans leurs agissements et l’idéal européen semble bien lointain. Ici, les conseillers se houspillent, la petitesse est omniprésente, on regarde sa montre, on fabrique des cocottes en papier, le harcèlement sexuel est montré dans sa crudité et sa banalité. Quand les conseillers n’arrivent pas à s’entendre, ce sont les chefs d’état et de gouvernement qui en viennent directement aux mains (quel accrochage pugilastique entre Macron et Merkel ! ).
L’image de la France n’en ressort pas grandie. Nous avons droit à des breaking news montrant les affrontements parisiens entre gilets jaunes et forces de l’ordre. Le peuple français ne se dépare pas de sa réputation de régicide puisqu’à la scène finale, le nouvel élu du peuple français n’est autre qu’un … roi masqué qui doit vite s’enfuir sous les caillassages des gilets jaunes. Laura Scozzi parle elle-même d’une structure « mobile, bordélique et fragile ». Elle l’aura montré jusqu’au bout, au risque de lasser par un message très fortement appuyé. Elle aura aussi su alléger son propos dans de jolies scènes où la légèreté le dispute à l’humour (ce match de rugby au ralenti où le ballon oval portant le drapeau polonais est âprement disputé entre Merkel et Poutine !) et au final, c’est le rire, pincé peut-être, qui l’emportera.