Le Regietheater avait jusqu’ici plutôt épargné les belles provinces italiennes, mais cette nouvelle production de Nabucco nous rappelle que nul n’est désormais à l’abri. Nouveau duo hype, Stefano Ricci et Gianni Forte ont fondé en 2006 le Ricci/Forte Performing Arts Ensemble. Formés auprès de Luca Ronconi à Rome et Edward Albee à la New York University, ils ont depuis développé leur propre style, très éloignés de ces deux maîtres, et plus proche du travail de plasticiens ou de chorégraphes, quelque chose entre Jan Fabre et Romeo Castellucci. Leur thématique est des plus classiques : critique de la société de consommation, de la cruauté du monde contemporain et de ses injustices, dénonciation de la prédominance des images, des frontières entre les peuples, etc. C’est donc sans doute par antiphrase qu’ils sont qualifiés « d’enfants terribles de la scène italienne » tant le propos est convenu. Le Nabucco proposé n’échappe pas à ces préoccupations. Nous sommes en 2046. Babylone est un vaisseau qui vogue sur les mers sans jamais s’arrêter. Dans son mouvement incessant, il a recueilli des migrants tout en en laissant quelques autres se noyer dans les flots (ce qui nous vaut d’ailleurs une très belle scène dansée au ralenti, le travail sur les corps étant une des signatures de Ricci / Forte). Ces migrants sont les derniers survivants d’une antique religion disparue : les catholiques (comprendre : d’ici 30 ans, les rôles seront peut-être inversés). Les Assyriens célèbrent quant à eux le culte de la consommation. Ainsi, le vaisseau est rempli d’œuvres d’art pillées on ne sait où, et jamais déballées (comprendre : la soif de posséder). Entre deux scènes lyriques, deux soldats arrachent des pages de livres censurés, et les passent à la broyeuse (comprendre : le pouvoir impose sa censure). Nabucco et Abigaille sont constamment suivis de journalistes en uniforme qui enregistrent toutes leurs déclarations (comprendre : les médias vous mentent). Des écrans affichent les inévitables images de la Syrie dévastée. Au final, migrants et autochtones seront fondus dans un même creuset. Message humaniste et modérément optimiste (les anciens oppressés deviennent vite les nouveaux oppresseurs), bien éloigné de la thématique originelle de l’ouvrage : nationaliste social, Giuseppe Verdi ne fut pas vraiment le chantre du vivre-ensemble entre Italiens et Autrichiens, et le « Va, pensiero » ne peut se comprendre si on cherche à oublier qu’il est d’abord le cri, échappant aux ciseaux d’Anastasie, d’un peuple asservi. Dans la pratique, la mise en œuvre du concept n’est pas extrêmement claire, et, sans lecture préalable des notes d’intention du programme (dévorées à l’entracte), il est difficile de saisir où le metteur en scène veut en venir.
© Roberto Ricci Teatro Regio di Parma
En revanche, à l’inverse des standards du Regietheater allemand, la scénographie est plutôt belle, colorée et spectaculaire. A noter qu’à l’occasion d’un changement de décor un peu long, les danseurs interprètent une incroyable évocation de noyades (voir photo). Un gros fil de laine bleu dans leur mains figure le niveau de l’eau, et les danseurs miment l’asphyxie quand ils ont la tête en dessous de fil, ou reprennent bruyamment leur respiration lorsqu’elle est au-dessus. Une scène assez forte, mais sans grand rapport avec l’opéra : une partie du public, mécontent, ne se privera pas de manifester. En dehors des figurants et des danseurs, le « travail sur les corps » nous laisse un peu sur notre faim, avec pas mal de scènes où les protagonistes principaux semblent laissés à l’abandon, et où les chœurs sont simplement alignés pour chanter. Le « Va, pensiero » est en revanche très réussi, avec une arrivée progressive des artistes du chœurs qui coule de source avec la musique. Au global, un spectacle intéressant, mais partiellement abouti, excellent contrepoint d’une Aida archi-classique : dans cette édition du Festival Verdi, il y en a ainsi pour tous les goûts.
Entendu dans ce rôle à Lyon et au Théâtre des Champs-Elysées, Amartuvshin Enkhbat confirme un potentiel important (rappelons qu’il n’a que 33 ans). La voix est puissante, d’une parfaite homogénéité sur toute la tessiture, d’une grande musicalité, dans la lignée d’un Renato Bruson, mais avec une plus grande aisance dans l’aigu. Sa prestance naturelle lui permet d’interpréter un Nabucco naturellement royal, qui en impose sans histrionisme ni vulgarité. L’interprétation est encore un peu lisse et on attendrait davantage d’expressivité et d’émotion dans son « Oh ! di qual onta aggravasi » ou dans le « Dio di Giuda ! » (par ailleurs suivi d’une cabalette électrisante). Cela viendra avec la fréquentation du rôle. Saioa Hernández est une Abigaille vaillante et convaincante, à la limite de ses moyens vocaux. La voix est puissante, l’aigu sûr mais un peu acide, les redoutables vocalises sont très correctement exécutées. Toutefois, un aigu passe à la trappe dans le récitatif d’entrée, et les paroles dans les montées chromatiques sur « L’umil schiava a supplicar » de la cabalette, sont remplacées par une suite de voyelles, ce qui est d’ailleurs assez courant. Les différents aspects du personnage sont bien évoqués, monstre hystérique initialement, femme repentante au final. On appréciera aussi une certaine retenue : son « Anch’io dischiuso un giorno ebbi alla gioia il core » exprime une vraie fêlure. Pour autant, est-il prudent de garder un tel rôle à son répertoire ? Ivan Magrì est un Ismaele au timbre solaire, avec une belle voix de lirico spinto qui ne force jamais, et un bel engagement dramatique : un luxe dans ce rôle souvent sacrifié. Alternant avec Michele Pertusi, Rubén Amoretti nous a paru un peu fatigué en Zaccaria. La Fenena d’Annalisa Stroppa est tout simplement idéale : une artiste à suivre dans des rôles plus importants.
Le Chœur du Teatro Regio est tout bonnement phénoménal. Electrisant dans les parties rapides (en particulier au premier acte) et émouvant dans l’incontournable « Va, pensiero », pour une fois justement bissé, il nous fait partager son évident plaisir de chanter. A la tête de l’excellente Filarmonica Arturo Toscanini, Francesco Ivan Ciampa nous entraîne dans un véritable déchaînement de passions. Le final de l’acte I est l’un des plus rapides jamais entendus, totalement électrisant. L’attention au plateau est remarquable, les chanteurs étant constamment en osmose avec le chef. La baguette est nerveuse, et précise, tendre à l’occasion. Voilà plusieurs années que nous avons remarqué ce jeune chef, et il serait grand temps qu’il soit reconnu par le circuit international qui manque cruellement de professionnels de cette valeur.