On s’était ému, en faisant la chronique du récital de Lise Davidsen publié au printemps chez Decca, des comparaisons incessantes, à la fois flatteuses et pernicieuses, entre le jeune talent norvégien et son illustre compatriote Kirsten Flagstad. Pour ses premiers pas à la Philharmonie de Paris, les événements invitent à une autre comparaison, aux reflets louangeurs tout aussi ambivalents : actualité oblige, les concerts sont dédiés à la mémoire de Jessye Norman, en l’honneur de laquelle une minute de silence est observée au début de la soirée.
Et Lise Davidsen doit donc se lancer dans les Quatre derniers Lieder de Richard Strauss sous la houlette tutélaire – bien involontaire – de celle qui en grava, avec Kurt Masur, l’une des versions les plus intenses. On néglige parfois combien est écrasante la pression qui pèse sur ces jeunes artistes, lorsqu’ils commencent à courir les plus grandes scènes et à aligner les collaborations prestigieuses ; la douce sérénité qui nappe l’interprétation entendue ce soir n’en est que plus admirable. Lise Davidsen ne cherche pas l’effet facile, ne surcharge pas d’intentions et d’affects les poèmes de Hesse et d’Eichendorff, ne pousse pas vers le tragique ces pièces qui regardent la mort. Elle s’appuie, au contraire, sur ce que sa voix compte de lumière : « Frühling » comme « September » sont à cet égard des préludes saisissants, où la voix s’attarde dans des contemplations rêveuses qui lui sont permises par des moyens assez extraordinaires. Le souffle d’abord, souverain dans les vocalises comme dans le soutien des grandes lignes ; le timbre ensuite, plutôt clair, presque laiteux, offrant le moelleux et l’éclat d’une éblouissante jeunesse ; enfin le volume, aussi impressionnant que bien canalisé. Autant d’atouts qui donnent, dans « Beim Schlafengehen », un beau dialogue avec la mélopée du violon solo, et dans « Im Abendrot », une impression d’évanouissement, de diminuendo qui gagne peu à peu du terrain sur le son. Ces Quatre derniers Lieder, en somme, nous parlent depuis l’au-delà, se trouvent déjà dans l’ailleurs qu’ils évoquent ; peu de voix parviendraient, autant que celle de Lise Davidsen, à montrer toute la cohérence de cette proposition.
Face à un tel propos, face à un tel souffle, on aurait souhaité que François-Xavier Roth et l’Orchestre de Paris accompagnent moins vite et moins fort, trouvent davantage de retenue et de douceur. Il reste que tous les pupitres sont en grande forme ce soir, notamment les bois : l’imposant effectif de la Passacaille d’Anton Webern jouée en début de concert démontre leur capacité à faire de la musique de chambre en grand effectif. Leur extraversion et leur vigueur trouve, dans Petrouchka, un terrain plus naturel : donné ici dans sa version originale de 1911, le ballet en quatre tableaux de Stravinski sonne sans entrave, et sans que les grincements et l’ironie qu’on colle parfois systématiquement à ce répertoire se fassent envahissants. Ainsi joué, au « premier degré » pourrait-on dire, Petrouchka retrouve sa place dans le corpus d’un Stravinski pré-Sacre du Printemps, encore jeune et inspiré par la virtuosité flamboyante de son maître, Rimski-Korsakov.