Aujourd’hui encore, le mythe Gesualdo fascine et intrigue. Remise au goût du jour par Stravinsky sa musique servira de source d’inspiration pour de nombreux compositeurs au XXe et XXIe siècle (Sciarrino, Pintscher, Mantovani, Dalbavie, Eötvös, la liste est longue). Il semblerait cependant que ce soit avant tout la personnalité sulfureuse du compositeur qui ait fasciné ses lointains successeurs. Car si la musique du prince de Venosa propose des enchaînements harmoniques surprenant pour nos oreilles classiques, elle est loin de faire exception à son époque. Dans l’introduction de ce concert consacré au 3e Livre des Madrigaux, Paul Agnew s’attache à remettre les points sur les i. Plus qu’un compositeur moderniste, Gesualdo est un compositeur « passéiste », car ses recherches harmoniques sont l’héritage direct de la musique grecque, telle que réinterprétée par les maîtres de la Renaissance.
Paul Agnew © Oscar Ortega
Et le directeur adjoint des Arts florissants se sert de cette intégrale pour étayer son propos, en replaçant Gesualdo parmi ses contemporains. Le chromatisme, rendu possible par les recherches instrumentales pionnières de Nicola Vicentino, se retrouve chez Orlando di Lasso, Michelangelo Rossi ou Luca Marenzio. Gesualdo n’est pas le compositeur avant-gardiste fantasmé par le XXe siècle, mais bel et bien un créateur vivant avec son temps. Il a des meurtres sur la conscience, et un goût prononcé pour la flagellation, mais cela est une autre histoire
Le programme de ce soir s’ouvrait justement sur Vicention, le véritable pionnier de cette génération de madrigaliste. Avec son archicembalo, qui divise l’octave en 31 intervalles, il permet aux compositeurs de sa génération de composer dans les trois genres admis par la musique grecque : le diatonique, le chromatique et l’enharmonique. Son « Passe la nave mia », extrait des Mellange de chansons explore les possibilités d’une conjugaison des trois genres.
Dans les Prophetiae Sibyllarum (Prophéties des Sibylles), Orlando di Lasso propose sa version du fait chromatique. Ayant rencontré Vicentino et ses instruments, il propose une musique aux harmonies très fouillées, « très difficile » si l’on en croit Paul Agnew. Lasso oblige, la musique en impose par sa gravité austère.
Le passage à Gesualdo est d’autant plus marqué : la poésie amoureuse lui permet de jouer davantage sur les contrastes expressifs, et on se délecte des transpositions musicales de détails littéraires que nous propose le compositeur. « Sospirava il mio core » est une déploration entrecoupée de sanglots amoureux, les traits descendants de « Ahi, disperata vita » annoncent un genre d’opéra qui se cherche encore, et les savoureuses dissonances qui parsèment toutes les pièces du recueil arrivent toujours à point nommé.
Il faut dire que le quintette (parfois sextuor) vocal de ce soir est d’une admirable souplesse expressive. La direction de Paul Agnew est suffisamment discrète pour laisser à chaque musicien l’initiative du dialogue et favorise l’épanouissement des voix. L’émission droite et brillante de Miriam Allan offre un pendant heureux au timbre plus souple et au style plus fluide de Hannah Morrison. Le contralto suave et puissant de Lucile Richardot impressionne toujours autant. On apprend qu’elle s’est récemment emparée du Chant de la Terre, et on s’en réjouit, car les véritables voix graves féminines ne sont pas aussi courantes que le répertoire le requiert. Des deux ténors, Sean Clayton est le plus vivace et le plus brillant. Pourtant, le timbre se fait presque maigre, et le soutien de Paul Agnew est bienvenu, puisqu’il apporte beaucoup de rondeur à l’ensemble. Enfin, Edward Grint nous apparaît en meilleure forme qu’au dernier concert, avec une quinte grave qui ne manque pas de présence. Le haut médium se fait encore un peu pâle, la faute aussi à une musique toujours mobile, et probablement épuisante à la longue.
Ce concert attaque volontiers l’icône Gesualdo, mais ce n’est pas nécessairement pour nous déplaire : on se réjouit de déguster les plaisirs très humains d’un madrigaliste bien de son temps.