Cherchez l’erreur : Damiano Michieletto met en scène le trop rare Otello de Rossini à Francfort ; Enea Scala ajoute le rôle-titre à son répertoire et c’est un jeune ténor américain qui crée l’événement. « L’art doit surgir là où on ne l’attend pas, par surprise » disait Dubuffet. Avec plusieurs prix et quatre saisons à son actif, Jack Swanson en Rodrigo surmonte tous les obstacles d’un rôle réputé pour sa difficulté. Agilité pour aligner les notes en rafale et prendre les roulades comme le surfeur les vagues de l’océan basque. Impression confondante de facilité comme si assumer les ornementations ébouriffantes de « Che ascolto? », variations incluses, s’avérait aussi simple que chanter « Au clair de la lune ». L’aigu – et au-delà – dardé, précis, confortable qui n’exclut ni le médium, ni même le grave. Une aisance sur scène avec un air de collégien échappé d’Oxford, en phase avec les impératifs d’une mise en scène pourtant sujette à caution – nous y reviendrons. Une émission idéalement placée. Un timbre enfin, ni pincé, ni chevrotant comme souvent dans ce répertoire. Alléluia ! Un contraltino nous est né.
Autre sujet de réjouissance : le retour de Nino Machaidze, appelée quelques jours avant la première pour remplacer Karolina Makuła. Depuis les représentations napolitaines de 2016, la voix s’est élargie sans que cette nouvelle ampleur n’influe sur la virtuosité ou la justesse de l’aigu. La capacité à ornementer se double d’une recherche constante de modulations. Les aspérités du soprano, une étoffe pourpre au grain parfois irrégulier, nous semble sinon résoudre du moins proposer une solution satisfaisante à l’énigme Colbran – la créatrice du rôle et l’égérie de Rossini dont la véritable nature vocale reste un mystère. La tragédienne enfin assume les contours indécis du personnage. Troublante, sensuelle, courageuse, Desdemona est ici une femme fatale. Berio di Salsa, le librettiste d’Otello, ne l’imaginait pas autrement. L’aurait-il sinon voulue enjeu à la fois de désir et de pouvoir ?
Thomas Faulkner (Elmiro Barberigo), Nino Machaidze (Desdemona), Jack Swanson (Rodrigo) et Theo Lebow (Jago) © Barbara Aumüller
La direction musicale de Sesto Quadrini répond aux sollicitations rythmiques et narratives de la partition. Mieux, elle possède l’éloquence nécessaire pour éviter à l’orchestre de jouer les faire-valoir, en un équilibre idéal entre voix et instruments. La virtuosité des solistes, si souvent sollicitée, rappelle qu’à Naples, Rossini bénéficiait des meilleurs musiciens de la Péninsule tandis que la sonorité de l’ensemble justifie le surnom donné au compositeur par ses contemporains : il Tedeschino.
Chœur et seconds rôles remplissent leur office somme toute modeste avec une mention spéciale pour Kelsey Lauritano et Theo Lebow, Emilia et Jago que la mise en scène exige survoltés. Enea Scala s’attaque à Otello comme à une forteresse, sans ménager ses forces, en un bras de fer avec la partition non exempt de risques. Le Maure rugit tant et si bien qu’il en oublie de creuser d’ombre un portrait surexposé que les représentations suivantes aideront sans doute à nuancer davantage.
La mise en scène de Damiano Michieletto semble avoir pris pour modèle l’approche de Caurier et Leiser à Zurich en 2012. Plus que la jalousie, le racisme devient la clé de voûte du propos dramatique. Otello est moins basané que musulman. Le choc des cultures évidemment, entre classe dirigeante occidentale et étranger envahissant. Autre référence : Don Giovanni tel qu’appréhendé par Dmitri Tcherniakov. Comme dans l’opéra de Mozart à Aix en 2010, les rôles sont redistribués durant l’ouverture. Partant de ce principe, le drame, de touffu, devient confus. Jeune sœur de Desdemona, Emilia intrigue pour conquérir le cœur de Rodrigo qui en pince pour son cousin Jago. Ce dernier tire les ficelles, barbouille Otello de chocolat avant de se trancher la gorge au 3e acte. Quelles sont ses motivations profondes ? On ne sait pas. Tout comme on a du mal à interpréter la présence récurrente de fantômes, sortis d’un tableau ou de l’imagination de Desdemona. Là encore, on ne sait pas. Pourquoi Otello à la fin ne se poignarde-t-il plus ? Cette fois, on sait. C’est parce qu’en fait il n’a pas tué Desdemona. Dans le feu de l’action, la jeune femme se tire par inadvertance un coup de feu dans le ventre. A moins qu’il ne s’agisse d’un suicide maquillé… Les multiples interrogations assorties de suppositions pourraient sinon stimuler la réflexion, du moins surprendre. Il n’en est rien. De tels procédés, désormais éculés, desservent non seulement l’ouvrage ; vus et revus, ils engendrent une irrépressible lassitude. Pourquoi faire original quand l’originalité, érigée en règle, ne l’est plus ? Il nous semble que cette forme de théâtre a désormais fait son temps. Ne pourrait-on pas passer à autre chose ?