Les œuvres de Jacques Offenbach sont une terre de fascination pour les artistes cultivant l’art consommé de la pyrotechnie vocale. Et pour cause, la soprano colorature est dans ce répertoire l’héroïne flamboyante de grandes fresques musicales, presque picturales tant elles éclatent de mille couleurs, telles que la Vie Parisienne ouOrphée aux Enfers. Elle est aussi la perle étincelante de Fantasio et des Contes d’Hoffmann. Et force est de constater que ces rives siéent comme une seconde peau à Jodie Devos. Son timbre gracieux, ses vocalises sans faille et son suraigu ébouriffant ont trouvé un écrin idéal dans le programme concocté par Alexandre Dratwicki du Palazzetto Bru Zane tant pour le disque enregistré chez Alpha Classics que sur la scène du Théâtre des Bouffes du Nord. Dans le récital donné hier soir en ces lieux, aux merveilles des raretés absolues (Un mari à la porte, Mesdames de la Halle ou Vert-Vert) se succède le miracle d’une voix laquelle, au-delà de l’agilité, est aussi capable de beaux élans lyriques et d’une diction impeccable y compris dans le haut registre, ce qui n’est pas la moindre des vertus surtout dans ce répertoire où la limpidité du discours est tout aussi importante que les acrobaties vocales. Que de chemin parcouru par Jodie Devos depuis son 2e prix au prestigieux concours Reine Elisabeth en 2014, et son passage par l’Opéra-Comique avant d’asseoir une notoriété à Liege et d’incarner une irradiante et troublante Lakmé à l’Opéra de Tours. Depuis devenue reine en son plat pays mais aussi celle de la nuit à Paris, la soprano belge (qui vient dans ce rôle de prendre la Bastille à coup d’enivrantes vocalises) est incontestablement aujourd’hui une artiste qui compte.
Jodie Devos©Marco Borggreve
Le programme du récital est peu ou prou une reprise du disque « Offenbach Colorature » et s’arrime tout comme ce dernier, aux rives de la rareté, à l’exception de la chanson d’Olympia tirée des Contes d’Hoffmann qui donne toutefois ici l’occasion à Jodie Devos de se livrer à un succulent numéro burlesque avec les musiciens de l’Ensemble Contraste, soulignantainsi la belle synergie des artistes sur scène. Le programme tel que proposé joue sur la judicieuse alternance des airs pétillants et des cantilènes introspectives qui permet en outre, comme nous l’a confié Alexandre Dratwicki, de couvrir un spectre chronologique allant de 1855 à 1880 tout en présentant trois grands genres, opérette, féérie, et opéra-comique. Dans cet éventail musical, Jodie Devos interprète certaines pages avec un entrain irrésistible comme l’air de Ciboulette « Quel bruit, quel tapage », dans Mesdames de la Halle ou celui d’Edwidge « Conduisez-moi vers celui que j’adore » dans Robinson Crusoé. Elle s’y amuse ici avec un charme de meneuse de revue, la voix chaloupée et pétillante comme du champagne, distillant des œillades vocales à chaque inflexion. Elle éblouit par la tenue ronde de ses aigus sans tension et son art consommé des nuances qui apporte une certaine classe à l’esprit de folie, de délire facétieux si emblématique d’Offenbach. Les qualités techniques de la soprano lui autorise ici ou là quelques variations et aigus extrapolés comme dans « Le voila…c’est bien lui », du Roi Carotte, ou dans la valse-tyrolienne de Rosita d’Un mari à la porte. Mais loin de n’être qu’une reine des cimes vocaux, telle que la Corilla qu’elle interprète en ouverture du récital, diva de pacotille aux vocalises excessives dans Vert -Vert, Jodie Devos possède également des qualités d’autant plus rare qu’elles méritent d’être particulièrement soulignée : un médium et un grave bien timbrés, charnus et veloutés, qui permettent à l’artiste de donner corps avec aisance autant aux fruitières et dompteuses d’ours qu’aux princesses. Elle sait ainsi parer de suaves variations les pages élégiaques de la splendide mort d’Eurydice et confère à son interprétation le brin de mystère requis pour le rôle. De même, dans l’air d’Elsbeth, « Voilà toute la ville en fête » tiré de Fantasio, elle distille avec élégance un kaléidoscope de couleurs et de nuances qui en révèle toute l’essence poétique.
Le sémillant l’Ensemble Contraste joue de tout son talent protéiforme pour se fondre avec délectation dans la musique bigarrée d’Offenbach. Il n’est guère difficile pour ces musiciens venant de diverses rives musicales (tango, jazz, création contemporaine), de donner vie aux morceaux choisis oscillant entre exubérance et introspection. Mais loin de n’être que les talentueux accompagnateurs de la reine Jodie, ils sont également les interprètes habités d’une exploration musicale de pièces rares (et moins rares) d’Offenbach, allant des rives de la rêverie mélancolique des Harmonies du soir aux sanglots lents du violoncelle des Larmes de Jacqueline, en passant par la pétillante jubilation d’une fantaisie improvisée autour d’Orphée aux enfers ou de La Vie Parisienne.
Une soirée regorgeant d’énergie positive, que l’on aurait aimé voir se prolonger jusqu’au bout de la nuit, servie par une interprétation en totale adéquation avec l’art maitrisé d’Offenbach des demi-teintes, du comique de situation et de la dérision. Une réussite, incontestablement.