L’opéra de Vienne vit des jours heureux et intenses : Dominique Meyer fait des adieux salués chaleureusement par le public, l’institution fête fièrement ses 150 ans et lève le rideau sur une nouvelle production de Die Frau ohne Schatten, chef-d’œuvre créé in loco, centenaire en octobre prochain. Sur le papier, la soirée promettait d’être un des sommets lyriques mondiaux de l’année ; les mérites et la réussite s’en partagent également entre le plateau et la fosse.
Dominique Meyer, dans une institution de répertoire où les nouvelles productions sont par comparaison choyées, pourra s’enorgueillir d’avoir offert à Nina Stemme ses trois dernières prises de rôle : une Elektra devenue référence depuis, une Kundry fatale désormais pleinement aboutie et aujourd’hui une Färberin déjà irremplaçable. De ces trois icônes c’est en celle-ci que la voix immense, la suavité du timbre et le tempérament de feu glacé de la « Kammersängerin » s’expriment avec le plus d’évidence. Chaque piège de Richard Strauss, chaque écart, chaque phrase vocale, si étendue soit-elle, tombent tout naturellement dans la voix et les intentions de Nina Stemme. Cette teinturière mord, griffe et peste dès qu’on lui en donne l’occasion ; elle aime, pleure, cajole aussi, tel Janus, d’une réplique à une autre. La soprano suédoise porte son interprétation à un niveau d’incandescence tel qu’on peine à croire à une prise de rôle tant elle domine le plateau vocal par le volume et la chair du chant, l’intelligence théâtrale et musicale. Autre prise de rôle, Evelyn Herlitizius poursuit sa transition des emplois de soprano dramatique (hier encore elle était la Teinturière de Christian Thielemann à Salzbourg) vers des rôles de grand mezzo. Kostelnicka lui allait comme un gant, la Nourrice est une autre paire de manches, dont la longueur du premier acte et les exigences la déstabilisent quelque peu. Il faut compter sur les sons rauques et les feulements habituels pour qu’elle dessine toute l’ambiguïté du personnage. Le registre grave manque encore de l’épaisseur nécessaire pour croquer la noirceur de cette Reine de la Nuit de l’ombre, lacune que le tempérament scénique vient heureusement contrebalancer. Stephen Gould, lui aussi déjà présent à Salzbourg, retrouve les habits et les chausse-trappes du Kaiser avec une aisance toute renouvelée. Le chant se déploie vaillant, puissant et brillant. Enfin, on ne présente plus le Barack pétri d’humanité de Wolfgang Koch : Munich, Berlin et Vienne s’en sont déjà régalé les oreilles. Le baryton possède quasiment toutes les qualités requises : longueur du souffle, rondeur du timbre, endurance et un charisme scénique discret pour que le teinturier attendrisse le spectateur. Enfin, triomphatrice à égalité de l’applaudimètre, Camilla Nylund s’envole à tire-d’aile de faucon vers les mêmes sommets berlinois qu’il y a deux ans. Le timbre toujours aussi cristallin installe l’impératrice dans son royaume d’en-haut. La précision du chant tient de l’orfèvrerie tant aucune des attaques les plus ardues, aucun des sauts de registres les plus périlleux ne lui résiste. Les forces du Wiener Staatsoper et les seconds rôles (mention pour les trois frères de Barack particulièrement bien tenus par Ryan Speedo Green, Samuel Hasselhorn et Thomas Ebenstein) complètent ces premiers rôles dignes d’un certain âge d’or. Dommage toutefois que les interventions hors-scène soient systématiquement sonorisées, ce qui en aplatit tout le relief.
© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Du relief, l’orchestre n’en manque à aucune mesure. Fidèle à ses talents de coloriste, Christian Thielemann brode un premier acte foisonnant où les Wiener n’ont pas leur pareil. Le tempo retenu va cheval galopant et si au deuxième et au troisième acte l’on va perdre en détails, l’on gagnera d’autant en scansion dramatique.
Dans le foisonnement des propositions scéniques actuelles – la plongée psychanalytique d’un Claus Guth ou l’onirisme vénéneux d’un Krzysztof Warlikowki pour ne citer que les plus en vue – Vincent Huguet fait le choix d’un troisième voie bien plus traditionnelle : le conte. Dans l’opéra qui l’a vu naître cela revêt un sens particulier, les pères de Die Frau ohne Schatten l’ayant conçu comme un pendant à Die Zauberflöte après un Rosenkavalier écho des Nozze di Figaro. En dehors d’une première scène traitée avec un soupçon d’orientalisme au travers de la cabane sur pilotis de l’Impératrice, l’équipe technique fait le choix d’un décor unique minéral, composé de parois de pierre grise. Des projections vidéos en ultra-haute définition viendront colorer ces murs froids pour donner vie aux péripéties du livret. Dommage que la direction d’acteur reste sommaire et affublée de quelques tics (les personnages féminins passent leur temps à se pousser au sol). Sur le fond, peu d’idées viennent pimenter cette mise en image et ce ne sont pas les références à l’époque de composition, à savoir la Première guerre mondiale, que l’on retrouve dans deux scènes (la chasse de l’Empereur et le duo Barack/Färberin du troisième acte) ou l’impuissance sexuelle de Barack ou de l’Empereur, à peine esquissée, qui relèveront cette proposition.