Depuis quelques années, les salles de concerts voient la présence de Barabara Hannigan chef d’orchestre se multiplier. Celle qui incarne tous les rôles de soprano stratosphérique s’épanouit également au pupitre, dans un répertoire allant de Haydn à Ligeti. La Philharmonie accueillait hier un projet que la chanteuse/chef caressait depuis longtemps : monter The Rake’s Progress de Stravinsky, ici en version de concert.
Proposer un opéra sans mise en scène est une chose de plus en plus courante, qui présente l’avantage de laisser au public imaginer l’univers scénique, plutôt que de plaquer sur un livret ambigu les velléités d’un metteur en scène parfois peu consensuel. L’inconvénient, c’est que peu d’ouvrages du répertoire s’y prêtent véritablement. Si on imagine volontiers un Château de Barbe-Bleue ou un Enfant et les Sortilèges sans illustrations, un Parsifal ou des Noces de Figaro résistent moins bien à l’exercice. Il en va de même pour The Rake’s Progress, opéra mozartien de Stravinsky s’il en est. Tout en décrivant l’ascension puis la chute d’un jeune décadent, le compositeur se livre à un jeu de miroir permanent, faisant évoluer rôles, scènes et actes autour d’un axe de symétrie. Moins démonstrative que les ballets de jeunesse ou que les autres essais lyriques que sont Le Rossignol ou Œdipus Rex, plus acérée et composée, la partition se passe plus difficilement de décors et d’action scénique. C’est donc aux interprètes de faire preuve d’imagination pour tenir le public en haleine.
Il reste tout de même quelques éléments scéniques (essentiellement des costumes), vestiges d’une production signée Linus Fellbom pour l’opéra de Göteborg, qui accueillait la même équipe musicale en décembre dernier. On ne peut cependant guère commenter de façon pertinente les choix faits par le metteur en scène, si ce n’est celui de réunir les rôles de Mother Goose et Father Trulove (moyennant voix de fausset), créant un parallèle bienvenu et amusant entre les deux premières scènes.
On attend beaucoup de quiconque se produisant aux côtés de Barbara Hannigan. Les chanteurs sont pour certains issus du « mentoring program » de la soprano, et cette tournée est l’occasion de montrer de quoi certaines jeunes voix sont capable. James Way hérite du rôle bref mais endurant de Sellem, dont il restitue admirablement le caractère. La voix est sonore mais à l’aise, et une diction impeccable lui assure un succès certain auprès du public. A l’inverse, Marta Świderska se démène tant bien que mal avec l’écriture escarpée de Baba the Turk. Malgré un médium grave d’une puissance remarquable, la tessiture souffre d’un manque d’homogénéité que l’écriture ingrate de Stravinsky ne fait qu’amplifier. Un constat mitigé vaut également pour Erik Rosenius, dont le rôle n’était pourtant pas si endurant. Malgré un timbre profond et chaleureux, au véritable potentiel, une fatigue vocale s’installe rapidement, et aura raison de lui au troisième acte.
A l’inverse, Douglas Williams est parfaitement à l’aise dans le rôle du maléfique Nick Shadow. L’allure de caïd aux cheveux gominés lui convient tout à fait, et son timbre noir mais brillant semble fait pour ce personnage. De plus, le baryton nous gratifie d’un jeu de scène toujours intelligent, et d’une pointe d’humour qui nous rend le diable que plus sympathique.
Sofie Asplund dispose de toutes les qualités requises pour chanter le rôle d’Anne Trulove : un timbre brillant et puissant, sans tension ni cassures de registres, qui lui permet de venir à bout du terrible air du premier acte. Cependant, on déplore un léger manque d’investissement, qui efface quelque peu son personnage.
Gyula Rab écope du marathon que représente Tom Rakewell : jamais vraiment haut, mais toujours tendu et sollicité durant tout l’ouvrage, le rôle nécessite une assise technique impeccable. Le ténor hongrois, qui a à son actif quelques rôles mozartiens similaires à celui-ci, s’en sort assez bien, et il n’y a qu’un médium-grave un peu étranglé à déplorer. Son interpétation scénique est bien à propos, puisqu’il s’approprie sans exagération ni pathos le rôle du libertin dispersé. En revanche, on déplore une prononciation anglaise assez approximative, qui donne peu de crédibilité aux récitatifs.
On attend également beaucoup de la direction de Barbara Hannigan, chaque spectateur espérant secrètement retrouver autant de génie dans la chef que dans la chanteuse. Dans une version qui privilégie les tempos rapides, elle tire des textures nettement ciselées de l’Orchestre Ludwig qu’elle connaît déjà bien. Les choix musicaux (celui de la clarté et de la précision des contours) sont assumés jusqu’au bout, et l’endurance ne semble pas lui faire défaut, comme le montre un épilogue plein de verve et de malice. Par ailleurs, on est ravi de voir que le même soin a été apporté aux interventions chorales de la Cappella Amsterdam, dont chaque mot est distinctement compréhensible.
Si cette version de concert ne satisfait pas nécessairement sur tous les plans, elle montre cependant une équipe artistique soudée, aux propositions musicales vives et cohérentes.