Est-ce à la robustesse, à la résistance à tous les traitements que l’on reconnaît les chefs-d’œuvre ? Dans ce cas, le Freischütz en est un, incontestablement. La mise en scène sacrifie en effet l’essentiel pour une fiction contemporaine, à laquelle nul ne croit, dissolvant les frontières du bien et du mal. Le détournement, la contradiction permanente entre la vue et la musique interdisent toute émotion, si ce n’est l’indignation. Le burlesque, la dérision auraient pu, ponctuellement, provoquer le sourire. Ici, on cherche à comprendre, on s’irrite, et on finit par fermer les yeux.
La Gorge aux loups © Opéra National du Rhin – Klara Beck
L’équipe, la distribution nous viennent principalement de Stuttgart (où Eva Kleinitz, actuelle directrice de l’Opéra National du Rhin, officiait au côté de Sergio Morabito jusque septembre 2017). Le binôme que ce dernier forme avec Jossi Wieler fonctionne depuis 1994. Il a abordé tous les répertoires lyriques avec, pour constante, une lecture renouvelée des livrets, leur imposant régulièrement des transpositions audacieuses. Ce soir, ni forêt, ni chasseurs, on n’est plus chez Rolf Liebermann il y a cinquante ans…Le sentiment de la nature, la joie populaire, folklorique, la verve humoristique des paysans, le fantastique subissent une transmutation radicale. Un remake du Freischütz nous est proposé, où l’irrationnel, les superstitions passent de la philosophie cosmique germanique au monde connecté. « Le sentiment de malaise et la peur (…) ne se nourrissent pas de « l’âme allemande », mais des promesses et des horreurs de l’interconnexion mondiale des réseaux, de l’intelligence artificielle et des structures numériques de surveillance et de contrôle » nous explique Serge Morabito. Notre monde connaît ses forces diaboliques, avec ses drones tueurs. La société, communautarisée, docile voire militarisée, n’est pas si éloignée de celle, enclavée, de la Bohême silvestre après la guerre de Trente ans. Les croyances, les superstitions, pour être différentes, sont de même essence. Les réalisateurs transposent donc l’action dans un univers de science-fiction, onirique, de BD vulgaire de l’après-guerre, aux couleurs criantes.
Durant l’ouverture, apparaît un drone sur le rideau de scène, lui-même projeté. Le ton est donné : les paysans et chasseurs sont des paramilitaires clonés, en treillis rouges et bleus, armés de gadgets. Une troupe carnavalesque, dont les costumes s’inspirent de l’ethnologie, s’en prend au pauvre Max, dépouillé de son uniforme pour se retrouver en sous-vêtements. Tout sera à l’avenant. Le parti-pris aurait pu être celui du burlesque pour les scènes populaires. Rien de tel : on s’interroge, on grogne, et l’on finit par fermer les yeux pour oublier cette laideur délibérée. La direction d’acteur semble avoir été confiée à un amateur, l’incapacité à animer la scène est manifeste, les exercices physiques mal coordonnés relèvent du grotesque. Egalement grotesques sont nombre de propositions, particulièrement dans la Gorge aux loups : un gigantesque sanglier à roulettes est poussé côté jardin, puis disparaît à reculons ; le portrait de la mère de Max lorsque celui-ci évoque son âme, est une monumentale peinture expressionniste d’une vieille, cigarette au bec, outrageusement maquillée de blanc. Les images se succèdent, cinématographiques, datées, décalées, qui prêteraient à sourire si elles ne contredisaient l’effroi que la musique doit susciter. Seule touche humoristique, le portrait de l’ancêtre chasseur, qui blesse Agathe dans sa chute, est celui du cardinal-infant d’Autriche et de son chien, signé Velasquez. Les idées abondent, parfois bienvenues, mais toujours noyées dans cette sauce indigeste. Ainsi, à la scène finale, l’aspiration dans les cintres du corps de Kaspar, profané par la foule, suspendu par les pieds. Difficile, sinon impossible d’adhérer à une proposition ridicule ou pitoyable, qui contredit l’ouvrage de Weber. Le choix d’amputer largement les textes parlés pourrait se comprendre dans la mesure où la production vise avant tout un public francophone. Mais lorsque ce qui subsiste est débité de façon scolaire, recto-tono, par les chanteurs, animés de la volonté de gommer tout sens dramatique à leur intervention, on se retient de huer les réalisateurs à la fin du spectacle. D’autres s’en chargeront..
Seule la musique est sauve de cette catastrophe assumée. La distribution, sans faiblesse, méritait un traitement plus valorisant. Agathe est confiée à Lenneke Ruiten. La voix est d’ampleur modeste, mais l’émission de qualité, un beau legato, avec la longueur de voix attendue. C’est un moment d’émotion que son air du III « Und ob die Wolke ». « Trüben Augen », après celui du II, encadré par le duo avec Ännchen et le trio auquel s’ajoute Max. Ännchen est Josefine Feiler, familière du rôle, mozartienne confirmée. La jeune cousine d’Agathe, semble ici l’aînée, délurée, dévergondée. Elle a perdu sa naïve fraîcheur, son espièglerie. On l’imagine à la recherche de nouvelles rencontres lorsqu’elle manie fébrilement sa tablette. Pourquoi pas ? La voix est saine, colorée, sonore et elle se joue de toutes les difficultés de sa partie. « Kommt ein schlanker Bursch gegangen » est un beau moment de chant. Max, jeune chasseur est le ténor Jussi Myllys, qui vient de Düsseldorf, avec déjà, une belle carrière. Bien placée, avec ce qui convient de projection, la voix est solide. « Durch der Wälder… Jetzt ist wohl » campe bien le personnage : simple (« brav »), sincère, mélancolique, ce n’est pas Siegfried. David Steffens chante Kaspar, après avoir été l’Ermite dans d’autres productions, certainement une des plus belles voix de la soirée, au large ambitus, jovialement sinistre. Le manipulé-manipulateur – servi par une instrumentation raffinée – a la voix et le jeu de l’emploi. « Hier im ird’schen Jammertal » est un des sommets. On se souvient du Kuno de Frank van Hove au TCE en décembre 2015 (Hengelbrock), la voix est sonore, bien timbrée tout comme celle d’Ottokar, chanté par Ashley David Prewett, familier du rôle. Quant à Roman Polisadov, il campe un Ermite à la voix puissante, impérieuse d’un Sarastro. Le baryton Jean-Christophe Fillol chante Killian. Ce n’est plus le « riche fermier» voulu par le livret mais une sorte d’elfe, d’une rare agilité physique, qui sera présent durant les trois actes. Le chant, d’un ambitus restreint, est fort convenable. Enfin, Samiel, rôle parlé, est confié à une voix amplifiée et délibérément déformée par sa reproduction.
Il faut saluer l’artisan de cette réussite musicale : Patrick Lange, attaché à Wiesbaden, tout en étant invité partout en Europe (Vienne, Munich, Dresde, Paris) fut un temps chef à la Komische Oper. Sa direction, efficace, attentive à chacun comme à l’équilibre entre la fosse et le plateau, insuffle une énergie rare, une ferveur et un soin constants à l’orchestre. Ses dynamiques sont portées à l’extrême. Il sait ménager les attentes, sculpter de beaux modelés. Certains moments sont de pure beauté (l’accompagnement de l’air d’Agathe, des ensembles). Pour n’être pas de première catégorie, l’orchestre fait ce qu’il peut pour répondre aux intentions du chef. L’ensemble manque cependant de cohésion, la précision des attaques fait parfois défaut, même si certains soli (clarinette, violoncelle, particulièrement) rendent justice à la partition. Les chœurs, sonores comme inégaux, brouillons, nous réservent de beaux passages, mais peinent quelquefois à suivre. « Milch des Mondes » est magique comme il se doit.
On suivra avec intérêt les productions de Zürich et du TCE en octobre, avec l’espoir de voir le chef d’œuvre de Weber mieux servi.