De la Poméranie à Boston, Verdi déplaça son Bal Masqué à plusieurs reprises d’un bout à l’autre de la planète pour apaiser une censure peu encline à montrer un régicide, qui plus est inspiré d’une histoire vraie. Rennes après Luxembourg, Nancy, Nantes et avant Maastricht accueille une superbe production qui renoue avec la version d’origine tout en soulignant de quelques clins d’œil les voyages successifs que connut l’œuvre : l’action évoque bien l’assassinat du monarque suédois Gustave III tout en en transposant l’action de la fin du XVIIIe siècle à l’époque de la création de l’œuvre par Verdi. Le souverain fut assassiné lors d’un bal à l’opéra de Stockholm, mais c’est Naples qui commanda l’oeuvre à Verdi et ce sont ici les ors du San Carlo que restitue la mémorable scénographie.
Le jeu du théâtre dans le théâtre est donc le fil rouge de toute la représentation. Nous changeons sans cesse de perspective, déambulons de la salle aux planches en passant par les coulisses avant que la magnifique scène finale ne crée un improbable et très photogénique renversement : nous voilà comme allongés sur le sol, contemplant le plafond du théâtre. La mise en abyme permet ainsi de passer de la version officielle des faits à leur vérité cachée. Ainsi l’amour bouleverse-t-il la cohérence du monde, le prisme par lequel on l’envisage. La métaphore s’applique également au régicide, parce que chez Verdi la dimension politique d’une œuvre n’est jamais accessoire. L’envisager, c’est oser un point de vue radicalement nouveau, c’est concevoir l’impensable.
Les très belles lumières de Nathalie Perrier, comme les somptueux costumes de Luis F. Carvalho, subliment encore ce cadre fastueux. Seul bémol, au début de l’acte II, rien de terrorisant dans l’apparition censée effrayer Amélia, alors qu’une simple lumière en contre-plongée aurait fait des masques de l’avant scène les ombres engloutissant le personnage, comme les prémices du drame à venir.
© Jean-Marie Jagu
Dans cet écrin, Jean-Philippe Guilois adapte la mise en scène de Waut Koeken avec la volonté affichée de travailler la variété des caractères, la sincérité des personnages tout comme l’alternance du tragique et du comique. Danseur de formation, il chorégraphie avec élégance des moments de ballet mais également des tableaux arrêtés d’une insigne séduction. Sa direction d’acteurs fait merveille avec les choeurs qui sont caractérisés de manière individuelle . C’est pareillement le cas des seconds plans de grande qualité aux voix bien campées que proposent Jean-Vincent Blot, Pierrick Boisseau et Sulkhan Jaiani.
Hila Baggio figure quant à elle un Oscar tout en vivacité au soprano pétillant et frais qui s’enrichirait de plus de rondeur et de moelleux. Son incarnation contraste parfaitement avec le mezzo d’or sombre d’Agostina Smimmero. Ulrica, la sibylle se pare par son truchement de nuances raffinées et de graves amples et sensuels.
Du côté des trois rôles principaux, si les ensembles fonctionnent fort bien, on observe un certain déséqulibre. Après un air d’entrée qui le met à la peine, des aigus qui sentent l’effort, parfois trop bas, Stefano Secco semble plus à l’aise sous la défroque du marin au deuxième acte. Malheureusement, son jeu pèche par monolithisme. On peine à croire à son amour fou pour l’épouse de son plus proche ami, on est plus touché par sa fin magnanime, lorsqu’il demande la clémence pour ses assassins. Un recours plus généreux – et moins détimbré – aux piani, à la mezza voce enrichirait alors notablement son interprétation.
C’est justement ce qu’offrent les deux autres protagonistes du drame pour leur première incursion sur les scènes lyriques hexagonales. Ami et époux trahi, prenant la tête des conjurés, le Comte Anckarström de Luca Grassi jouit d’une belle qualité d’émotions, d’une unité des registres notable valorisant un timbre au bronze vaillant. Verdienne émérite, Monica Zanettin campe, elle, une Amélia au timbre limpide, à la projection puissante, bien centrée, qui déploie un remarquable nuancier de couleurs et de sentiments.
Pietro Mianiti, enfin, encadre l’ensemble du plateau d’une direction notoirement précise, particulièrement soutenante pour les chanteurs. Les tempi sont énergiques, les contrastes affirmés. Malheureusement, il peine parfois à obtenir de l’Orchestre National des Pays de Loire la pâte sonore que mériterait la partition. Certains soli instrumentaux enchantent par leur délicatesse, tandis que d’autres gagneraient à plus de musicalité. Le Chœur d’Angers Nantes Opéra se révèle lui aussi légèrement inégal, avec des imprécisions dans les vocalises ou les finales contrebalancées par un bel engagement scénique à saluer et des fins de tableaux très réussies.