Un titre qui évoque une célèbre pièce pour piano et orchestre de Liszt, elle-même inspirée par des sculptures et des tableaux dantesques de la Renaissance, un argument qui ranime le souvenir des « hystéries dansantes » qui surgirent en Allemagne et en Autriche aux XV et XVIèmes siècles, un dispositif à deux voix solistes qui renvoie à Mahler, une atmosphère grinçante qui rappelle les champs macabres de la troisième partie des Gurrelieder de Schoenberg… il n’est rien de dire qu’avec sa Totentanz¸ Thomas Adès multiplie les sources pour s’atteler, avec courage, à un registre richement illustré à travers toutes les formes d’art : l’évocation corporelle, ironique et légèrement blasphématoire de la mort. Le livret reprend un texte anonyme du XVème siècle dans lequel la Mort s’adresse tour à tour, et entres autres, à un Pape, un Empereur, un Roi, un Médecin, une Jeune fille, un Enfant, pour les emmener au tombeau sans se soucier des récompenses ou des châtiments auxquels aurait pu les conduire leur conduite terrestre.
Sur ces saynètes lugubres et amorales qui, lues du XXIème siècle, apparaissent à la pleine lumière de leur cruelle lucidité, Thomas Adès a posé une musique volontiers paradoxale, dont les rythmes de danse claudicants, évoquant les mouvements d’un squelette désarticulé, ressortent quasi-voluptueusement d’une orchestration à la violence suprêmement maîtrisée, où le Dies Irae, omniprésent, est moins un leitmotiv symbolique que l’effrayante et malingre ossature de l’œuvre. Sans renier ce qu’il doit aux pièces de Lutoslawski ou de Britten, à côté desquelles elle fut créée en 2013, cet oratorio cauchemardesque conserve, six ans plus tard, un pouvoir d’attraction étrange, qui mérite d’être joué et entendu partout.
Chargée d’incarner l’un après l’autre tous les interlocuteurs de la mort, la mezzo-soprano Christianne Stotijn va avec naturel de l’effroi d’un Cardinal fauché dans la pleine expression de son orgueil pas très catholique à la surprise sans appréhension de l’Enfant, en passant par l’assurance du Paysan, le seul peut-être à montrer une foi authentique parmi toutes ces figures accrochées aux nourritures terrestres. L’ambitus de la chanteuse, dont le bas registre est très sollicité, n’est pas davantage pris en défaut que la vigueur de Mark Stone, qui fait une faucheuse pleine de hargne et de fiel, attendrie seulement dans les ultimes mesures de l’œuvre, par une Jeune fille et un Enfant plus touchants dans leur beauté et leur naïveté que l’Usurier dans sa cupidité.
A la tête de musiciens nombreux, la tête dans leur partition, mais dont les archets et les doigts ne tremblent pas devant les difficultés de l’oeuvre, Daniel Harding trouve, jusque dans le plus assourdissant fortissimo, la voie de la lisibilité et du chant. Après l’entracte, avec un Orchestre de Paris réduit de moitié (6 violoncelles, 4 contrebasses…) programmer la célébrissime 40ème Symphonie de Mozart pouvait surprendre sur le papier, mais montre vite son avantage. Les anapestes lancinants de l’Allegro initial, le calme intranquille du deuxième mouvement, l’acharnement rageur du Menuet, que Daniel Harding fait jouer à un train d’enfer, la fébrilité de l’Allegro assai final, pris au contraire dans un tempo presque retenu, comme une figure chorégraphique repassée au ralenti,… tout cela fait un fantastique jardin des supplices, où douleurs et errances entrent, à leur tour, dans la danse.