Entre Plácido Domingo et le public parisien c’est une longue histoire d’amour qui dure depuis près d’un demi-siècle, comme en témoignent les spectateurs venus en masse remplir jusqu’au dernier fauteuil de la grande salle de la Philharmonie. Dans cette soirée consacrée à Verdi, le neo-baryton espagnol est accompagné de trois chanteurs à la carrière déjà bien engagée. Deux d’entre eux ont été des lauréats de son concours Operalia (Irina Lungu en 2004 et Arturo Chacón-Cruz en 2005).
Le troisième, Rafal Siwek a commencé sa carrière en Pologne en 2000 et a depuis chanté sur les plus grandes scènes d’Europe, avec une prédilection pour le répertoire verdien. Au mois de juin, il sera Padre Guardiano dans La forza del destino à l’Opéra Bastille. Puisse-t-il avoir retrouvé d’ici là la pleine maîtrise de son instrument tant il a paru en petite forme tout au long de la soirée avec un medium instable, un aigu raide et des graves aux abonnés absents, ce qui est curieux pour quelqu’un qui a Sarastro à son répertoire. Son Fiesco manquait cruellement de profondeur et son Philippe II d’autorité face à un Domingo impérial en Posa qui lui tenait la dragée haute. A plusieurs reprises la basse s’est trouvée en délicatesse avec la justesse y compris dans « La calunnia » rossinienne qu’il a proposée en bis. Souhaitons qu’il s’agisse d’une indisposition passagère et oublions.
Irina Lungu a bien des atouts dans son jeu, un physique de jeune première, une voix homogène et un suraigu facile qui lui permet de terminer son « Sempre libera » sur un contre-mi bémol longuement tenu pour la plus grande joie du public. D’où vient cependant que nous restions quelque peu sur notre faim ? Est-ce à cause d’un timbre qui manque de personnalité ? De l’absence quasi-systématique de nuances dans son chant en dépit d’une tentative de reprendre piano le second couplet de « Mercè, dilette amiche » ? Ou de ses vocalises un rien scolaires dans La traviata ? Un peu de tout cela sans doute, à quoi il faut ajouter un investissement dramatique des plus succincts. Si en seconde partie la Leonora du Trovatore la met en difficulté, elle propose en bis un « O mio babbino caro » impeccable tant du point de vu vocal qu’interprétatif qui lui permet de conclure sa prestation en beauté.
Arturo Chacón-Cruz affronte lui aussi quelques pages qui outrepassent ses possibilités mais il le fait sans dénaturer sa voix, avec un métier et une probité qui forcent le respect. S’il aborde la grande scène de Riccardo au dernier acte du Ballo in maschera avec les moyens d’un Nemorino, il parvient néanmoins à convaincre grâce à l’émotion qu’il insuffle à son personnage, à l’élégance de sa ligne de chant et à son timbre lumineux, d’une séduction immédiate. Dans la seconde partie il livre un « Quando le sere al placido » bouleversant de bout en bout qui met la salle à genoux. Tout aussi captivant est son Arrigo des Vespri siciliani dans un duo particulièrement électrisant où il tient tête à Domingo. En revanche, son « E lucevan le stelle » en bis, pour irréprochable qu’il soit n’ajoute pas grand chose à sa gloire.
Que dire enfin de l’exceptionnelle prestation de Plácido Domingo, sinon qu’elle tient du miracle ? A un tel niveau d’interprétation, il n’est plus question de gloser sur l’adéquation de son timbre ou de sa tessiture aux personnages qu’il incarne désormais, tant le résultat laisse pantois. Le medium, d’une incroyable solidité a conservé son homogénéité, le timbre ses couleurs et sa chaleur, l’aigu son assurance et le registre grave est suffisamment étoffé pour affronter les rôles de baryton verdiens et les rendre crédibles. Quant à l’acteur, doté d’une formidable présence scénique, il est toujours aussi inspiré. Ainsi dans la première partie, son Macbeth halluciné et son Posa fier et altier pourraient en remontrer à plus d’un vrai baryton. Après l’entracte, la voix semble avoir encore gagné en volume et en projection. Dans le duo des Vespri siciliani, il exprime tous les affects de ce père qui passe de la joie de retrouver son fils à la douleur d’être repoussé par lui. Son Luna agressif ne fait qu’une bouchée de la pauvre Leonora de Lungu et enfin, en bis, il propose un « Nemico della patria » spectaculaire avec une santé vocale stupéfiante en fin de soirée pour un homme qui s’apprête à fêter son soixante-dix-huitième anniversaire. Chapeau l’artiste !
Au pupitre Eugene Kohn semble plus à son affaire dans l’ouverture sautillante de Un giorno di regno que dans celle, plus complexe, des Vespri siciliani plombée par la lenteur de ses tempos. Dans les pages chantées il se révèle un accompagnateur attentif à défaut d’être toujours inspiré.