D’un Macbeth il y a 4 ans au Théâtre des Champs-Élysées, dont nous avouons sinon ne pas avoir gardé de nombreux souvenirs, reste emprisonnée dans la toile de la mémoire la voix de Jean-François Borras. Un seul air dans un opéra où le ténor compte pour des prunes mais l’un des plus beaux écrits par Verdi, un éblouissement. Longtemps avant, il y avait eu Giovanna d’Arco à Rouen où déjà on devinait le potentiel, où déjà la beauté du timbre et l’égalité de la ligne séduisaient. Après il y eut le premier Riccardo dans Un ballo in maschera à Metz, une prise de rôle avec ce que cela implique d’hésitations. Puis Jean-François Borras repartit à New-York, Vienne, Munich d’où nous parvint l’écho lointain de ses succès. Pas plus tard que cet été, Il y eut Werther à Vichy et Faust dans Mefistofele à Orange mais nous n’y étions pas. Il y eut aussi le concert du 14 juillet, des émissions à la télévision – le concert en hommage à Callas le lendemain de Noël – des passages en coup de vent, trop furtifs pour raviver la flamme.
Le voilà de retour à Paris : Alfredo dans La traviata avant Don José dans Carmen, non en vedette américaine, mais à la Bastille tout de même, celle que deux siècles après la Révolution, on continue de vouloir prendre. Entre les deux, l’Instant lyrique, un exercice pas si facile lorsqu’on est habitué aux vastes scènes. Sous le dôme étoilé d’Elephant Paname, la projection n’est pas toujours un atout. D’emblée survient le meilleur : Werther en deux extraits moins rebattus que le Lied d’Ossian – qui arrivera plus tard – où le piano d’Antoine Palloc, d’un lyrisme éperdu, se place au diapason du chant. Toujours la plastique du timbre avec une hauteur d’émission idéale et un usage maîtrisé de la voix mixte. L’Invocation à la nature est vécue, intimement ressentie et partagée jusque dans l’expression du regard. « Lorsque l’enfant paraît », l’air que chante Werther décidé au suicide – est-ce vraiment un air ? – fait froid dans le dos. Alors que souvent la courbe de l’émotion au cours d’un récital observe volontairement une lente progression pour atteindre son point d’acmé en fin de programme, voire au moment des bis, tout est donné ici dès le début : la clarté de la diction, l’élégance du phrasé, la vérité paradoxale du chant lyrique : tellement artificiel et pourtant si naturel, plus vrai que la parole.
La suite ne fera que confirmer ces impressions sans les accentuer. L’intimité est un miroir grossissant. Privé du secours de l’orchestre et de la scène, l’aigu marque l’appréhension. L’air de la fleur est tenté avec son fameux si bémol piano, tel qu’on l’attend, au détriment de la justesse. Le dernier « Viens » de Polyeucte trahit l’effort. Même « Pourquoi me réveiller » donne des signes de fatigue.
Juliette puis Micaela, Manon et en bis Marguerite, Cristina Giannelli se fait prendre, elle aussi, au piège d’une salle dont la taille exige la nuance. Quel plaisir sinon, après Athènes en fin d’année où Manon et des Grieux étaient confiés à des voix trop légères, d’entendre le duo de Saint-Sulpice rendu à son véritable format, lyrique, ardent, voluptueux.
Deux bis, extraits de Mefistofele, veulent refermer la soirée en douceur. « Giunto sul passo extremo », chanté à mi-voix, sur des accords décharnés qu’Antoine Palloc sait rendre éloquents, renoue avec la magie des deux premiers numéros. « Lontano, lontano », le duo avec Marguerite, s’écoule fluide, tel un baume. « Cette saison sera celle de Jean-François Borras », avait déclaré en préambule Richard Plaza, le grand chambellan de l’Instant Lyrique. Comme on voudrait qu’il ait raison.