On connaît maintenant Emmanuelle Goizé et Gilles Bugeaud depuis assez longtemps pour savoir qu’ils sont animés d’un goût véritable pour l’opérette française de la première moitié du XXe siècle. Avec Les Brigands, ils ont participé à quantité de résurrections souvent extrêmement réussies, et à bien des spectacles hilarants. Evidemment, il faut faire preuve d’une ingéniosité croissante pour faire face à des budgets toujours décroissants. Evidemment, il faut trouver des astuces pour que ce répertoire parle au public d’aujourd’hui, à près d’un siècle de distance. Mais fallait-il vraiment transformer ainsi Azor, au point de rendre cette opérette plus ou moins méconnaissable ? Que l’on déplace l’action dans le temps, de leurs années 1930 natales vers la fin des années 1960, le monde de l’opéra nous a habitués à bien d’autres transpositions nettement plus incongrues. Mais que la partition même fasse l’objet d’un « arrangement » aussi radical, voilà qui étonne davantage. Nous nous sommes habitués aux opérettes réduites pour dix, cinq ou un instrument. Nous nous sommes habitués à voir ces mini-orchestres présents sur la scène aux côtés des chanteurs. Mais ces adaptations s’efforçaient en général de préserver la musique telle que son ou ses auteurs l’avaient voulue. Cette fois, rien de tel, et l’Athénée se montre assez discret sur cette opération. Si le dossier de presse (auquel le grand public n’est pas censé avoir accès) affirme que les concepteurs du spectacle ont souhaité « revigorer la partition » et la « débarrasser du colifichet de la nostalgie », la communication ayant entouré les premières représentations, à Versailles ou Albi en novembre, parlait franchement de « pop opérette »… Autrement dit, c’est à la sauce sixties que cette musique est accommodée par Emmanuel Bex, avec en tout trois instruments : guitare électrique, batterie et orgue Hammond. Si le chant est quasi intact – et l’on y reconnaît des tournures mélodiques typiques de l’entre-deux-guerres –, l’accompagnement instrumental se situe très loin de cet univers-là, avec un résultat pour le moins mitigé. En gros, ça marche bien ou ça ne marche pas du tout. Enfin, tout dépend sans doute des oreilles qui reçoivent cette proposition.
Scéniquement, en revanche, ça marche très bien. La mise en scène de Stephan Druet est efficace, drôle, et ne craint pas d’exploiter les paroxysmes boulevardiers d’une intrigue où un commissaire de police (surnommé Azor) se retrouve amant de deux ou trois femmes à la fois, et croit se changer en voleur pour mieux se faire justicier. On est surtout bluffé par la chorégraphie signée Alma de Villalobos : en effet, qui dit Swinging Sixties dit nécessairement danses déchaînées, avec force déhanchements pelviens. Sur ce plan-là, tous sont à l’unisson, et semblent avoir passé leur vie à honorer Terpsichore autant qu’Euterpe, sinon davantage. Dans la mesure où les voix sont sonorisées, on ne les jugera pas à la même aune qu’un spectacle lyrique traditionnel. La plupart des artistes combinent plusieurs rôles, ajoutant à leur personnage principal un des agents du commissariat au premier acte ou un invité au bal du troisième acte. Egal à lui-même, Gilles Bugeaud chante surtout au premier, dans le rôle du brigadier, ses deux autres personnages étant essentiellement parlés. Poursuivant sur sa lancée après sa Viviane dans Un soir de réveillon, Emmanuelle Goizé reprend avec brio un autre rôle créé par Arletty, sans jamais chercher à imiter celle-ci, et il lui revient d’interpréter le tube de la partition, la chanson « Azor », dont on a pourtant un peu de mal à bien saisir les paroles, couvertes par le déferlement des instruments électrifiés. A leurs côtés, on découvre plusieurs artistes au tempérament bien trempé : en Cloclo la Panthère, Pauline Gardel trouve une gouaille fort bien venue et digne… d’Arletty ; Fanny Fourquez est très convaincante dans son numéro de jeune fille libérée et fascinée par la pègre ; Estelle Kaique ne fait qu’une bouchée de son personnage de grande bourgeoise un peu foldingue ; Quentin Gibelin a le côté délicieusement lunaire du commissaire poète qu’il incarne ; en avocat arrogant, Julien Alluguette n’hésite pas à mouiller sa chemise, du moins quand il en porte une ; et Pierre Méchanick parvient à renverser les stéréotypes racistes dans son interprétation du cambrioleur juif Steinkopf. Bravo aussi au guitariste Antonin Fresson, qui se voit confier un vrai rôle théâtral, puisqu’en plus de sa prestation d’instrumentiste, il incarne rien moins que le bandit Kiki la Frisette (Kiki le Frisé en 1932).