Les plus superstitieux crieront au complot devant l’alignement suspect des événements. Cinquante ans après la création du Trittico le 14 décembre 1918 au Metropolitan Opera, le jeune Plácido Domingo faisait ses débuts dans Adriana Lecouvreur aux côtés de Renata Tebaldi. Un demi-siècle plus tard, le public réserve un accueil triomphal à Elena Stikhina, soprano russe de 31 ans à l’occasion de ses débuts au Met. Prévue pour une unique date lors d’une série de Suor Angelica assurée par Kristīne Opolais, Elena Stikhina avait déjà fait sensation en 2017 à Paris dans Eugène Onéguine en remplaçant au pied levé Anna Netrebko. Audrey Bouctot avait alors souligné que la déception initiale des spectateurs avait rapidement laissé place à un enthousiasme débordant.
La soprano russe a toutes les qualités recherchées chez une lirico-spinto, aigus lumineux, médium immense et graves naturels. Elena Stikhina, c’est une certaine évidence du chant, une spontanéité désarmante qui met une technique superlative au service de l’expressivité. Ses pommettes saillantes, son port élégant et sa chevelure flamboyante lui confèrent une présence scénique magnétique. La soprano russe contient toute l’émotion de son personnage avant de délivrer un final bouleversant. Le public du Met ovationne debout la soprano, visiblement émue par cet hommage. On ne saurait qu’encourager à aller voir sa Leonora dans La Forza del Destino en juillet à l’Opéra de Paris.
Engoncée dans son habit de deuil, Stéphanie Blythe est une Zia Principessa absolument odieuse. L’Américaine impressionne par l’étendue de sa tessiture de contralto. Avec son timbre rond, ses graves caverneux, et un messa di voce sublime, Blythe se positionne comme l’une des meilleures interprètes du rôle. Dans un « Di Frequente, la sera » sentencieux, Blythe se laisse presque émouvoir par la détresse d’Angelica avant de lancer un « Espiare ! » glaçant. La distribution est complétée par Maureen McKay, espiègle Suor Genovieffa et Lindsay Ammann, dotée de l’austérité solennelle d’une mère supérieure.
Suor Angelica était précédé par Il Tabarro, nettement moins impressionnant. La grammaire vériste semble échapper à la Giorgietta de Tatiana Melnychenko. La soprano dramatique, visiblement perturbée par l’absence d’airs n’est pas à son aise dans les très nombreux récitatifs. La faute à une prononciation imparfaite qui enlève beaucoup au potentiel théâtral du personnage. Marcelo Alvarez continue d’explorer un répertoire toujours plus dramatique en abordant le rôle de Luigi. On se demande par quel sortilège le ténor argentin parvient à conserver la fraicheur de sa voix tout en forçant systématiquement ses aigus. Le timbre est presque trop beau pour un rôle qui exige de la noirceur et une forme de violence irrépressible. Des indications de jeu sommaires lui font incarner un Luigi un peu gauche, pas crédible pour un sou quand il évoque de commettre un crime. Lucio Gallo est un inquiétant Michele, sans doute le plus convaincant dramatiquement et vocalement de la distribution. Si sa projection franche lui permet de dépasser aisément l’imposante orchestration, le tout manque de nuances. Saluons les courtes interventions offertes par Brian Michael Moore, charmant chanteur ambulant, et les deux amoureux Ashley Emerson et Yi Li.
Marcelo Alvarez (Luigi), Amber Wagner (Giorgietta) – Il Tabarro – Photo: Ken Howard / Met Opera
Gianni Schicchi est servi par une excellente distribution emmenée par un Plácido Domingo inépuisable. Le ténor reconverti en baryton (lui-même semble l’oublier par moments), interprète le rôle-titre avec une gaité contagieuse. Domingo compense des graves modestes par son expérience et incarne un Schicchi filou. On retrouve avec plaisir Stephanie Blythe cette fois en Zita désopilante. Habituellement cantonné au diptyque Alfredo-Rodolfo, Atalla Ayan est un Rinuccio sémillant. Son timbre chaleureux convient parfaitement à ce rôle de jeune premier. Dommage que sa projection soit un peu limitée pour la taille de la salle du Met. A en écouter son « O mio babbino caro » très démonstratif, Kristina Mkhitaryan se rêve déjà en Mimí. En attendant, son timbre dense ne convient pas au rôle de Lauretta qui requiert beaucoup plus de fraîcheur et de légèreté. Gabriella Reyes incarne une irrésistible Nella, parfaite réplique à la Ciesca prétentieuse de Lindsay Ammann. Enfin, Maurizio Muraro (Simone), Kevin Burdette (Spinelloccio) et Jeff Mattsey (Marco) sont irréprochables.
La mise en scène de Jack O’Brien saisit brillamment l’esprit de cette comédie de mœurs typiquement italienne en employant les inusables pantalonnades de la commedia dell’arte. Son approche pour les trois opéras demeure très classique malgré une légère réactualisation des contextes au début du XXe siècle. Les décors réalisés par Douglas W. Schmidt sont absolument grandioses dans Il Tabarro. Les lumières de Jules Fisher et Peggy Eisenhauer s’inscrivent dans cette esthétique Broadway. Les tons acidulés de la scène de fin de Gianni Schicchi tranchent avec le bleu pétrole de Suor Angelica. Cependant, le coucher de soleil rouge sang qui baigne Il Tabarro pointe une grave méconnaissance du ciel parisien et de ses nuances.
Bertrand de Billy a choisi de diriger trois fois le Trittico cette saison, à Tokyo, New York et Munich. Le chef français avait dirigé un enregistrement de Il Tabarro paru en septembre chez Capriccio qui avait convaincu Dominique Joucken. Mais comme dans l’enregistrement, le chef ne parvient pas à créer cette ambiance anxiogène rythmée par le roulis des flots de la Seine, illustration de l’insoutenable enfermement des personnages dans leur condition misérable. La brièveté de l’œuvre oblige à ne jamais relâcher la tension pour que le résultat soit dramatiquement efficace. Le chef dirige magistralement les deux autres opéras et offre à Elena Stikhina le meilleur écrin pour des débuts d’anthologie.