Marie-Nicole Lemieux a ses fans à Montpellier et ils étaient au rendez-vous pour ce récital où, accompagnée par l’excellent Roger Vignoles, elle chantait Goethe et Baudelaire. La première partie s’ouvre et se referme sur le même poème, « Kennst du das Land », d’abord mis en musique par Robert Schumann puis par Hugo Wolf. Ce pays lointain est-il un souvenir ou une construction de l’imagination ? La voix qui s’élève est celle du désir, un désir que l’évocation toujours plus complète de cet univers merveilleux renforce au point qu’il deviendra, à la fin, une demande impérative. Cette gradation, Marie-Nicole Lemieux l’exprime avec une justesse dans la nuance qui ne se démentira pas de tout le concert et conjure aussitôt la crainte que l’interprète se laisse déborder, comme on a pu le lui reprocher parfois, par la générosité de son tempérament extraverti. Elle prend d’ailleurs soin de canaliser l’interaction avec le public en fixant les moments où l’auditoire pourra réagir et ainsi l’aider à percevoir mieux la cohérence du programme.
Marie-Nicole Lemieux © dr
On qualifie souvent Goethe et Baudelaire de « romantiques » mais l’examen des titres retenus montre que l’adjectif recouvre des réalités bien différentes. Si le Lied der Suleika peut se rattacher directement à la vie du poète puisqu’il a été écrit par une femme qu’il a aimée, si Wonne der Wehmut, Harfners Lied, Über allen Gipfeln ist Ruh sont peut-être l’expression directe de sentiments éprouvés, les autres textes sont des compositions dont les références, antiques ou médiévales, sont communes à l’auteur et à ses contemporains cultivés. En revanche tous les poèmes de Baudelaire sont le fruit de ses affects et se réfèrent exclusivement à sa vie personnelle, soit dans sa situation d’artiste incompris – L’albatros – soit à travers ses perceptions – Chant d’automne – soit à travers ses états d’âme – Recueillement – ou ses souvenirs transfigurés – La vie antérieure.
Marie-Nicole Lemieux sait faire siens les textes ; ainsi les moins personnels se chargent aussi de l’émotion que la musique a pour objectif de traduire et dont elle cherche à les parer. A cet égard, l’apport du lied d’Hugo Wolf est très éclairant, car aux élans calibrés de Robert Schumann répond une présence toujours plus perceptible du piano, dont la montée en puissance rend merveilleusement compte de celle du désir. Roger Vignoles dose en virtuose les ondes du crescendo jusqu’au débordement, sans compromettre l’impact de la voix. Il faut dire que les restes d’une bronchite, s’ils amènent la cantatrice à toussoter entre deux mélodies, n’altèrent en rien le moelleux du timbre, la souplesse de l’émission et la vigueur de la projection, qu’on a retrouvés intacts dès les premiers instants. L’accord entre les deux artistes, immédiat, s’épanouit dans les trois lieder de Schubert, pour lesquels le pianiste impose des tempi indiscutables, pour l’enjoué Der Musensohn comme pour l’ambigu Ganymede et le passionné Gretchen am Spinnrad, dont Marie-Nicole Lemieux exalte la sensualité sur le rythme obsédant du piano. Cet accord est à nouveau éclatant pour Die Trommel gerühret, l’air où Claire imagine ce qu’elle ferait si elle pouvait suivre son bien-aimé au combat, avant de conclure : quel bonheur d’être un homme ! Le parti-pris d’en faire une revendication grondante de frustration et de colère est parfaitement soutenu, mais il prive l’air d’une ambigüité – est-ce sérieux ? est-ce parodique ? – qui nous semble préférable, à le remettre dans le contexte de la scène d’Egmont. Indiscutable en revanche le charme prenant des deux mélodies de Fanny Hensel-Mendelssohn, où le chant se fait modulation suggestive, porteuse d’un aveu, d’un constat et d’une promesse équivoque.
Oserons-nous l’avouer ? Les vers de Baudelaire contiennent pour nous tant de musique que même les compositions les plus célèbres nous laissent souvent sur notre faim, tant les moyens déployés nous semblent échouer à enrichir encore ces textes merveilleux. Hormis une Mort des amants signée Gustave Charpentier, où le compositeur déploie une emphase qui nous semble hors de propos avec la confidence chuchotée dont le poète nous fait témoins, et le rare Les Hiboux pour lesquels Déodat de Séverac a su trouver une sobriété qui s’accorde à l’inspiration pascalienne, les autres compositions sont devenues des classiques. N’empêche que même Gabriel Fauré nous semble passer à côté du Chant d’automne, une autre confidence, ou un soliloque qui devrait éviter toute grandiloquence, alors qu’il y recourt justement pour Hymne, où immortalité rime avec éternité. L’Albatros est une déclaration, sinon une proclamation, où Baudelaire se dépeint, et les artistes maudits avec lui, à travers l’oiseau métaphorique. Ernest Chausson le fait voler sans boursouflure, et Marie-Nicole Lemieux conserve la mesure même dans la pantomime de l’oiseau sur le pont. Lui succèdent deux Debussy qui révèlent chez lui une profonde compréhension des textes. Le sens latent du poème Le jet d’eau a été depuis longtemps décrypté, avec sa charge érotique que la version alternative du refrain a peut-être contribué à éclaircir ; la tension permanente, la répétition, l’épanouissement progressif, autant d’ingrédients que la cantatrice rend sensibles par la fermeté de la voix, la recherche des couleurs et l’exaltation sonore. La réussite est au même niveau pour le sublime sonnet Recueillement, où le musicien s’applique humblement à épouser non seulement le sens des vers mais aussi leur construction, et à faire de sa musique l’écho de celle du poète. Le récital s’achève sur deux adaptations célèbres de Henri Duparc, L’invitation au voyage et La vie antérieure. Le premier texte boucle la boucle avec le pays lointain et désiré, chanté en début du concert, aussi aurait-on vu sa place en dernier. La mélodie est assez connue pour faire partie de ces airs qu’on a retenus ; mais elle ne nous a jamais vraiment subjugué, peut-être parce qu’elle s’enfle aux dimensions du vaste tableau de la deuxième strophe – la troisième du poème – comme si l’invitation était de regarder un paysage réel, alors qu’il s’agit pour nous, là encore, d’un discours peut-être chuchoté, comme on berce, pour orienter l’imagination et la rêverie vers un paradis où vivre ensemble. Marie-Nicole Lemieux, évidemment, enfle la voix comme prescrit, elle n’en peut mais. Curieusement du reste le paysage évoqué dans La vie antérieure pourrait s’accompagner d’envolées puissantes, car le vocabulaire suggère immensité et puissance, au moins dans les deux premières strophes. Mais pour sonore qu’il soit, le mouvement des houles s’enroule sur lui-même et la musique s’apaise pour mourir avec la confidence énigmatique qui clôt le poème.
Au public majoritairement enthousiaste deux bis : Le flacon, de Baudelaire sur une musique de Léo Ferré, dont marie-Nicole Lemieux reproduit le phrasé et les inflexions, et, pour rester dans le programme, la version française de Kennst du das Land « Connais-tu le pays où fleurit l’oranger ». C’est dans l’émotion que les artistes saluent : ce concert était le dernier de leur mini-tournée. On est heureux de voir que la lauréate du Concours Reine Elisabeth de Belgique a renoué avec son premier amour. Son plaisir était contagieux !