La Périchole, enfin ! Voilà plus de vingt ans maintenant que Marc Minkowski revitalise les grands succès d’Offenbach. Orphée aux enfers, La Belle Hélène, La Grande Duchesse de Gerolstein, Les Contes d’Hoffmann, suivi par d’autres pour La Vie Parisienne, Fantasio et Le Roi Carotte. Mais personne pour se pencher sur La Périchole ? Heureusement, le bicentenaire de sa naissance est l’occasion de concrétiser un projet que le chef méditait depuis longtemps. Les producteurs du Palazzetto BruZane étaient venus voir le maestro avec la partition de l’oublié Pont des soupirs qui devra attendre encore un peu, mais les amateurs de raretés se consoleront avec Maître Péronilla au Théâtre des Champs-Elysées, et Madame Favart à l’Opéra-Comique (ne cherchez rien à l’Opéra national de Paris, Offenbach n’y sera pas célébré…). Après Salzbourg et Montpellier, c’est à Bordeaux qu’arrive la chanteuse des rues et avec une mise en scène !
A l’Opéra national de Bordeaux donc de redorer le blason de la chienne indigène (la Périchole a réellement existé et son onomastique n’est pas flatteuse). C’est sans doute notre seconde œuvre préférée derrière les Contes posthumes du petit Mozart des Champs-Elysées. Le livret d’abord est bien construit (nous profitons ce soir de la version remaniée de 1874) et surtout plein de tendresse pour ses deux héros, là où la plupart des personnages d’opéra-bouffe d’Offenbach baignent dans une ironie mordante qui empêche de s’y attacher. Ce qui a pu choquer à la création (la description de la misère des artistes, la scène de la griserie) sonne toujours moderne aujourd’hui. La musique, ensuite, d’une inspiration constante et variée : le début de l’ouverture vous fait croire qu’un drame naturaliste s’annonce, mais très vite la gaudriole des tréteaux reprend le dessus avant le bouleversant air de la lettre que l’on croirait écrit par Kosma 60 ans plus tard. Evidemment les parodies de grand opéra n’ont pas disparu (magnifique chœur a cappella « Quel marché de bassesse ! ») et le final en galop de l’Acte II ravira les amateurs de cancan. Enfin c’est clairement ici que l’on trouvera certaines des plus belles espagnolades du XIXe siècle.
Pour rendre justice à ce chef-d’œuvre, on a mis les petits plats dans les grands. La mise en scène de Romain Gilbert est efficace et à propos : dans des décors très cabaret où les ampoules brillent sur les rideaux noirs lamés, la direction d’acteur se déploie avec vivacité. Certaines insertions grossières n’étaient pas indispensables (le vice-roi qui oublie de mettre son pantalon, pour justifier l’hilarité des trois cousines ; ou le même semblant montrer son sexe à l’héroïne) mais ne font qu’émailler le spectacle. Le seul regret que l’on peut avoir vient de ce que la modernisation des dialogues parlés nous semble moins spirituelle et fine que celles que proposait le duo Pelly-Mélinand dans les autres productions où Marc Minkowski était à la baguette. Les costumes de Mathieu Crescence hésitent avec un bonheur utopique entre l’Amérique latine (la tenue d’apparat du vice-roi), le Paris des années 30 (Piquillo en marcel, le vice-roi en tablier de garçon de café) ou de la jeune IIIe république (les haut-de-forme de Panatellas et Hinoyosa) et l’exotisme colonial (la tenue d’apsara de la Périchole après l’acte I). Quant aux marionnettes, si elles apportent une poésie bienvenue à certaines scènes (les ombres chinoises de l’air de la lettre, le suicide de Piquillo), elles sont difficilement intégrées à la mise en scène, passé les choeurs d’entrée attachés à des cordes pour justifier de leur gaieté de commande : celles dans les loges sont purement gratuites et celle du prisonnier n’apporte rien par rapport à un figurant.
© DR
En fosse, les Musiciens du Louvre sont à la fête de retrouver le compositeur qui a tant contribué à leur célébrité. Au fol enthousiasme des meilleures versions de la discographie, ils ajoutent des couleurs symphoniques luxueuses : il faut entendre le délire hispanisant avec lequel ils lancent la chanson du muletier ; les intermèdes sont joués avec tant de délicatesse et de poésie qu’ils justifieraient un enregistrement à eux seuls ; le chef est enfin toujours attentif à son plateau, et leurs quelques départs ratés sont plutôt le fait d’une connaissance encore trop récente de la mise en scène. Les choeurs de l’Opéra de Bordeaux ne sont pas toujours compréhensibles mais très investis dans leur jeu et professionnels.
Le plateau justement : entre grandes voix et bons acteurs, on a préféré ne pas choisir et trouver les deux. Tous les petits rôles sont tenus avec beaucoup de caractère, et on sait distinguer chacune des trois cousines. Mention spéciale à l’extravertie Julie Pasturaud, au piquant Enguerrand de Hys et à la gourmande Adriana Bignagni Lesca (les belles voix de mezzo d’origine africaine manquent cruellement depuis quelques années). Pour les seconds rôles, le luxe est encore plus patent : Eric Huchet (qui fut Piquillo dans les productions de Jérôme Savary) est maintenant un Panatellas gouleyant quand Marc Mauillon (l’un des meilleurs barytons actuels pour le baroque français, tout de même !) prête son art de la déclamation et ses effets comiques sur toute la tessiture à un inoubliable Hinoyosa. Leur duo comique dans la prison est anthologique. Alexandre Duhamel est un vice-roi aussi libidineux et imposant que sautillant. Son verbe n’est pas toujours très net mais c’est largement compensé par son énergie comique (son air du geôlier est particulièrement plaisant). Piquillo souffre souvent d’être intérprété par des chanteurs avec peu de moyens, comme pour justifier les « pas beau, pas riche, manquant d’esprit et de talent » que lui lance son amante. Avec Stanislas de Barbeyrac, l’air de l’aveu perd de sa justification, il faut bien l’avouer. La voix est radieuse, la prononciation impeccable (ah ces « gnognognognognol » !), l’émission triomphante, et il faut être vraiment difficile pour le trouver laid, surtout quand il joue un personnage si attachant et naïvement entier. Sa compagne souffrait ce soir d’une laryngite qui la rendait difficilement audible dans les ensembles et la poussait à trop user de ses résonateurs du palais au détriment de la précision de l’émission. Néanmoins, quel bonheur d’entendre un rôle écrit pour Hortense Schneider enfin redistribué à une mezzo, voire une contralto. Avec Aude Extrémo, le rôle y gagne en rondeur, en bagout et en sympathie. On croirait entendre Micheline Dax au naturel dans les dialogues, et cela nous ravit. Les airs enfin sont brillamment interprétés, sans excès, avec une pleine confiance dans la simplicité touchante de cette musique.
On mentionnera également l’accueil indigne réservé au chef. Les musiciens résidents de l’ONBA distribuaient des tracts à l’entrée pour se plaindre de ne pas être dans la fosse pour un spectacle d’ouverture de saison. Alors que la gestion économique de l’institution pose question, le geste est effectivement malvenu, voire maladroit. Mais de là à huer le chef bruyamment à son entrée ? à répondre quand celui-ci annonce la maladie d’Aude Extrémo « Elle aurait dû rester chez elle » ? ou bien lorsqu’il rappelle d’éteindre les téléphones portables « On est civilisé, ici » ? Qui cherchait à justifier le cliché selon lequel les Bordelais ne sont pas accueillants a été servi ! La maison a pourtant une longue tradition d’accueil de formations invitées.
Une soirée mémorable donc, qui nous fait trépigner d’impatience que le livre-disque sorte (c’est confirmé) et que le spectacle monte à Paris (cela reste à voir). En attendant, et puisque Marc Minkowski l’évoque lui-même dans le programme de salle, on vous laisse avec Sheila.