Saluons l’audace de l’Opéra de Tours qui a programmé en ouverture de saison la création mondiale de la version originale en français des Fées du Rhin d’Offenbach, seize ans après la première exécution de l’ouvrage intégral dans sa traduction allemande, que le Festival de Montpellier avait proposée au cours de l’été 2002 lors d’un concert qui avait fait l’objet d’une parution en CD.
C’est grâce au travail de reconstitution de la partition complète entrepris par Jean-Christophe Keck pour le compte des Éditions Boosey &Hawkes que ce concert avait pu avoir lieu tout comme l’actuelle création.
Au début des années 1860, l’Hofoperntheater de Vienne commande un nouvel opus à Offenbach qui voit là l’opportunité de prouver qu’il était capable de composer un grand opéra romantique. Il demande alors à Charles Nuytter d’en écrire le livret qui sera aussitôt traduit en allemand par le baron Alfred von Wolzogen sous le titre Die Rheinnixen. La première du 4 février 1864 est un succès public malgré les coupures abondantes opérées par le compositeur à cause des problèmes de santé du ténor. La critique, en revanche, se montre réservée. Offenbach entend cependant représenter son opéra à Paris, mais le triomphe de La Belle Hélène au Théâtre des Variétés quelques mois plus tard et les nombreuses commandes qui l’ont suivi, le contraignent à différer ce projet puis à l’abandonner.
Les Fées du Rhin © Sandra Daveau
Le livret situe l’action dans un village sur les bords du Rhin en 1522, devant la maison d’Hedwig et de sa fille Laura, secrètement amoureuse de Franz, un ami d’enfance parti sans donner de nouvelles. Pendant la fête des moissons, des mercenaires conduits par Conrad sèment la terreur chez les villageois, Parmi eux, Laura reconnaît Franz, devenu amnésique. Conrad oblige la jeune fille à chanter jusqu’à ce qu’elle tombe d’épuisement. Tous la croient morte. Hedwig décide de se rendre sur le Rocher des Elfes en qui se réincarnent les jeunes filles qui ont perdu la vie par amour, dans l’espoir d’y revoir Laura. Pendant ce temps Conrad demande à Gottfried, un chasseur amoureux de Laura, de les conduire lui et ses hommes jusqu’au fort qu’ils doivent attaquer le lendemain. Gottfried accepte avec l’intention de les mener au Rocher des Elfes afin qu’ils soient la proie de leurs enchantements. Après bien des péripéties tous les personnages se retrouvent dans la forêt, Franz a recouvré la mémoire ; Conrad, apprenant que Laura est sa fille, supplie Hedwig de lui pardonner de l’avoir autrefois séduite et abandonnée. Tandis que les soldats sont entraînés dans l’abîme par les elfes, tous chantent les joies de l’amour de la patrie et de la paix retrouvée.
Sur cet argument qui s’inspire de différents mythes dont ceux de la Lorelei et des Wilis, Offenbach a composé une musique foisonnante à l’orchestration inventive et originale qui comporte de nombreux chœurs – les paysans, les soldats, les elfes – plusieurs airs qui captent l’attention, quatre duos, deux trios dont celui qui réunit Gottfried, Conrad et Franz au troisième acte est particulièrement remarquable, des scènes spectaculaires comme le final du trois qui alternent avec des pages plus intimistes. On y reconnaît des morceaux que le compositeur a réutilisés dans ses ouvrages postérieurs au premier rang desquels le chœur des Elfes, évoqué dès l’ouverture, qui deviendra la célèbre barcarolle des Contes d’Hoffmann.
Pierre-Emmanuel Rousseau transpose astucieusement l’action dans les Balkans au temps de la guerre de Bosnie. Au premier acte la ferme d’Hedwig est une roulotte, le deux se situe dans un cimetière dont le décor crée une atmosphère lugubre en accord avec la situation. Les actes trois et quatre nous transportent dans une forêt. Des projections de vagues découvrant un visage de femme sur un rideau de tulle ponctuent les apparitions des elfes. La direction d’acteurs est sobre et efficace. Au dénouement heureux du livret le metteur en scène substitue une fin tragique aussi surprenante qu’inattendue : durant les dernières mesures de l’ouvrage les personnages principaux sont abattus à la kalachnikov par les soldats qui ont échappé aux Fées du Rhin.
Les interprètes constituent une équipe d’un haut niveau d’où se détachent l’Hedwig hallucinée de Marie Gautrot et le Conrad impressionnant de Jean-Luc Ballestra. La mezzo-soprano française possède un timbre solide et homogène jusque dans le registre grave, une voix bien projetée et une présence scénique indéniable. Sa confrontation avec Conrad à l’acte quatre et les imprécations qu’elle lui adresse constituent l’un des sommets de son incarnation. Face à elle le baryton niçois campe un chef de guerre cynique et cruel tout à fait impressionnant, L’ampleur de ses moyens et la justesse de son jeu jusque dans son repentir final sont pleinement convaincants. Guilhem Worms n’est pas en reste, les moirures de son timbre grave rendent émouvant son personnage d’amoureux transi que le metteur en scène a transformé en homme d’église. Dotée d’une voix large et d’un timbre clair et limpide, Serenad Burcu Uyar incarne avec justesse une Laura touchante et volontaire, cependant, l’on aurait souhaité davantage de nuances dans son chant et un peu plus d’aisance dans le registre aigu et les coloratures qui émaillent sa partie. Légèrement en retrait, Sébastien Droy campe un jeune homme amnésique tout à fait crédible, émouvant dans sa romance du trois, joliment interprétée.
Saluons enfin le Chœur de l’Opéra de Tour, remarquablement préparé, dont les nombreuses interventions tout au long de la soirée n’appellent que des éloges. Benjamin Pionnier, maître d’œuvre de l’entreprise, aime cette partition et cela se sent dans sa direction énergique et contrastée à la tête d’un Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire en grande forme.