Alors que Cecilia Bartoli s’apprête à fêter les 20 ans de la sortie de son Vivaldi Album, une nouvelle génération d’artistes arrive sur scène, celle qui a grandi avec ce disque pour référence initiale. Pour eux, il ne constituait pas une révolution, une nouvelle façon audacieuse d’interpréter une musique oubliée ou laquée dans un formalisme néo-classique, cet album a certainement été leur première approche de Vivaldi. Les choix interprétatifs que certains ont pu trouver contestables en 1999 ont été une évidence pour cette génération qui n’avait pas de recul critique en découvrant ce jalon majeur de la discographie du Prêtre roux. Léa Desandre avait 6 ans, Thomas Dunford 11. Sur les 8 arias de Vivaldi interprétés ce soir, 4 faisaient partie du disque ou de la tournée Vivaldi de la diva romaine. Comment ces jeunes artistes ont-ils sublimé cet héritage ?
Avec seulement huit musiciens sur scène, le tout récemment créé Ensemble Jupiter n’appelle que des éloges. La taille limitée sans être intime de l’Auditorium du Louvre leur offre une belle acoustique, dans laquelle leur collégialité et leur fougueuse assertivité font mouche. Dirigés du luth par Thomas Dunford, tous respirent cette musique qui a accompagné leur adolescence. On admire particulièrement la manière dont les instruments se retrouvent dans une harmonie commune deux secondes après le début de la ritournelle, comme si ces instruments-atomes se réunissaient spontanément pour former une molécule, ne rendant pas immédiatement reconnaissables ces arias pourtant très connus. Mention spéciale au jeu du violoncelliste Bruno Philippe qui évite toute aspérité inutile et dont le son semble une exhalaison de l’instrument plus qu’un frottement. On regrettera seulement un luth au jeu très délicat mais trop intimiste dans le concerto qui lui est consacré : le chef pêcherait-il par excès de pudeur?
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Léa Desandre est maintenant bien connue en France depuis son prix aux Victoire de la Musique. On retrouve ce soir ses qualités habituelles : la voix est très bien focalisée, l’émission dense et percutante sans jamais enfler, un bel ambitus de mezzo colorature et la texture de son timbre est très riche, certes monochrome dans le grave mais c’est le lot de toutes ses consoeurs contraltos. Si elle aborde leur répertoire, le programme l’annonce pourtant clairement mezzo-soprano. Ses ressources dans le grave sont limitées mais suffisantes pour lui permettre de splendides et sonores descentes dans le bas de la portée. Elle recourt régulièrement au poitrinage et à la voix parlée, sans que la ligne de chant n’en soit heurtée. Cependant, le bas de la tessiture lui demande plus de concentration et lui autorise donc moins de liberté. Toute la première partie du concert (« Vedro con mio diletto », « Cum dederit », et même le sopranisant « Armatae face ») est ainsi trop impeccable, parfaitement exécutée mais prudente, nous laissant tout de même profiter d’une prononciation au cordeau. Apanage de celles qui fréquentent le baroque français autant que l’italien. Avant l’entracte, seul le « Veni, veni » de Judith se distingue des autres interprétations que nous en connaissons, toutefois pour une mauvaise raison selon nous : au-delà de la substitution du violon (un peu trop virtuose d’ailleurs) au chalumeau, le morceau est pris assez allant, avec un enthousiasme enjoué, qui contredit passablement les gémissements de la tourterelle décrit par le livret et dont les vocalises de la veuve Judith sont censés être un écho. Le morceau n’est certes pas un lamento étiré mais cet andante doit se teinter de la tristesse mélancolique de celle qui a vécu et de la veuve à qui elle s’adresse.
Heureusement les airs de la seconde partie sont plus hauts dans la tessiture et lui permettent de faire montre de son registre aigu très énergique, un peu tendu voire mécanique dans la vocalise, ce qui rends son « Gelosia » formidable. Ses fusées de croches virtuoses sont canalisées dans la retenue d’une colère froide que leur aigu final fait exploser. Elle reprendra d’ailleurs cet air en bis. Son « Gelido in ogni vena » se pare d’effets expressifs certes trop peu variés mais du plus bel effet, le personnage ne finit pas exsangue à l’image de son fils ou assommé par le destin mais ahuri, transporté par la folie dans un autre univers : elle récite la cause de sa folie tout en chantant une berceuse macabre. Belle réussite également pour son « Mentre dormi » très sensuel. Les écarts de tessiture de l’ « Agitata da due venti » la bousculent beaucoup, et ses vocalises manquent de liquidité et de finesse pour rendre tout l’éclat de cette tempête marine ensoleillée, mais à l’image du rocher dans la tourmente, elle tient le cap avec hargne.
Si l’on peut regretter un certain manque de prise de risque, on se gardera cependant de le reprocher à une artiste si jeune dans un répertoire si exigeant qu’elle interprète déjà, tout comme ses amis sur scène, avec une maturité surprenante. Et tous de conclure le concert en donnant la création baroquo-folklo-jazzy de Thomas Dunford célébrant cette amitié. Les musiciens continueront leur tournée avec ce même programme cet été à Bruxelles (Festival Musiq’3), Paris (Festival de l’île Saint-Louis) et au Danemark (Hindsgavk Festival).