C’est avec un air d’éternel adolescent que Ian Bostridge, qui a tout de même tout doucement dépassé les 50 ans, se présente à son public. Peu académique, mal à l’aise, le corps apparemment en souffrance, telles sont les premières impressions (essentiellement visuelles) qui s’en dégagent. C’est que Bostridge n’aborde pas le lied comme ses confrères. Sa démarche entièrement personnelle le conduit vers des interprétations fort éloignées des règles généralement établies pour ce genre, qui voudraient par exemple que l’émotion passe par la voix, éventuellement se lise sur le visage de l’interprète mais que le corps reste impassible. Bostridge lui, chante avec tout son être, qu’il tord, qu’il noue au fil du texte, sans grand soucis des conventions. C’est d’ailleurs plus le musicien qui est exceptionnel que la voix, claire, précise presque tranchante, capable d’une très grande variée de nuances et de couleurs, mais sans doute pas la plus belle voix de ténor de sa génération. La diction, elle aussi, est à nulle autre pareille : il déclame le texte en détaillant toutes les consonnes avec une précision étonnante, avec une grande rapidité aussi, entrainant parfois son pianiste sur des tempos vertigineux.
Il déploie tout son récital entièrement de mémoire, et fait preuve tout du long d’une extrême connaissance du répertoire, décortiquant chaque mot, chaque syllabe, chaque consonne presque, leur donnant un sens, une couleur, pour composer des tableaux d’une incroyable richesse et proposer une interprétation éminemment personnelle où chaque chose à un sens. C’est probablement cette quête permanente de sens qui fait la richesse de ses interprétations, et qui est à la base de son contact permanent avec le public, c’est elle aussi qui rend les choses si passionnantes à suivre, et fait en sorte que l’auditeur ne relâche son attention à aucun moment, et qu’il se laisse mener par le chanteur qui l’entraîne comme il veut dans son univers poétique.
Une telle originalité, dans la présentation et dans l’interprétation, peut bien entendu susciter de l’agacement ; ses détracteurs diront sans doute qu’il n’est pas besoin de décortiquer ainsi les choses pour les rendre compréhensibles, qu’une démarche aussi analytique nuit un peu à la spontanéité de l’expression et frise bien souvent le maniérisme.
Les autres, dont nous sommes, sont passionnés par tant d’originalité, d’approfondissement des textes, de propositions originales, qui relancent sans cesse l’intérêt de l’auditeur, font apparaître, dans des partitions dont on croyait tout savoir, des perspectives inédites ou des détails cachés.
Il faut dire aussi que Bostridge est épaulé par un pianiste de très grand calibre. Igor Levit se montre un partenaire exceptionnel, à la fois virtuose et prenant tous les risques pour suivre son chanteur, et d’une infinie délicatesse dans le choix des nuances, tout en douceur, des couleurs, variées à l’infini, avec une unité d’intention et une attention de tous les instants aux moindres détails, suivant en cela la démarche de son complice.
Igor Levit, piano et Ian Bostridge, ténor © DR
Le récital, entièrement consacré à Schubert, regroupe les lieder en fonction des poètes : Matthäus von Collin et Goethe en première partie et Johannes Mayrhofer ensuite. Dès l’entame du programme, Wehmut est donné comme un drame intense, une merveille de concentration et d’émotion contenue, qui donne le ton du récital tout entier. Dans Der Zwerg, le chanteur investit chaque note, mais c’est le texte, un peu halluciné, qui sert de fil. Nacht und Träume, malgré la difficulté technique de phrases très longues, explore la transparence. En trois lieder, les deux partenaires ont déjà montré les qualités qu’ils vont ensuite déployer dans toute le première partie, dont le sommet est sans doute constitué des trois chants du harpiste, donnés avec une noirceur expressive inouïe. Le pianiste, lui, aura particulièrement brillé dans le Wandrers Nachtlied et dans Viola, avec des nuances pianissimo aux étonnantes couleurs.
Après la pause, le programme explore la poésie de Johannes Mayrhofer, cet ami de Schubert avec qui il partagera même son logement pendant plusieurs années, et dont l’univers un peu halluciné convient particulièrement bien à Bostridge. On retiendra principalement An die Freunde, étrange et paradoxal, Abendstern, envoûtant, Auflösung, très rapide malgré le caractère virtuose de la partie de piano – défi que Levit relève avec brio – et Einsamkeit, une longue ballade infiniment poétique. Cette deuxième partie se termine par Abschied, magnifique, une conclusion en forme d’énigme.
En dépit d’un accueil particulièrement enthousiaste du public, les artistes ne donneront qu’un seul bis, Nachtstück, sur un texte de Mayrhofer encore. Ils ont donné toute leur énergie au cours du récital, et préfèrent sans doute quitter la scène avant d’accuser trop de fatigue. Standing ovation bien méritée pour ce concert vraiment exceptionnel.