Habitué de l’Opéra de Lyon, David Marton revient cette année avec un Don Giovanni dont le rôle-titre est tenu par Philippe Sly, vedette du spectacle mis en scène par Jean-François Sivadier à Aix en 2017. De cette précédente incarnation du rôle, le chanteur a conservé la silhouette gracile et la présence dansante dont le metteur en scène exploite ici la versatilité et l’apparente fragilité.
David Marton connaît bien l’œuvre, notamment pour l’avoir mise en scène il y a une dizaine d’années dans une version réduite intitulée Don Giovanni keine pause, dans laquelle Don Juan était une femme. Entre temps, son regard sur le personnage s’est infléchi, à la suite de la lecture du roman de Thomas Melle, Die Welt im Rücken (2016)*, récit largement autobiographique de ses propres troubles bipolaires (de type 1) par le truchement d’un personnage en qui David Marton a trouvé un nouvel avatar du mythe de Don Juan. Cela nous vaut quelques interpolations, sous forme de surtitres en lettres rouges dans le premier acte – que l’on reste libre de ne pas lire –, et, de manière plus gênante au deuxième acte, dans un monologue de Don Giovanni dont le texte est emprunté au roman en question et qui n’apporte pas grand-chose à la représentation. Comme souvent en pareil cas, plaqué sur l’œuvre dont il interrompt la continuité, le propos paraît creux et le procédé relativement vain, sinon prétentieux. Si l’idée de faire appel à des metteurs en scène opérant librement des coupes et des modifications dans le texte correspond à une volonté affirmée de l’Opéra de Lyon, il pourrait être utile de mettre à la disposition des spectateurs, avec le livret, plutôt qu’un recueil d’essais commentant le texte de da Ponte bien malmené ici, les textes tiers auxquels se réfèrent ces metteurs en scène. En l’occurrence, la lecture d’extraits du roman de Melle aurait pu donner quelques clés aux spectateurs un peu perdus, mécontents ou carrément indignés, que l’ennui parfois guettait. D’autres au contraire ont applaudi frénétiquement un spectacle somme toute honnête, qui ne vaut ni cet excès de (feint ?) enthousiasme ni les quelques brèves huées qui ont salué l’équipe de mise en scène.
Mozart, Don Giovanni, Lyon 2018 © Jean-Pierre Maurin
Dans un décor de béton mêlant l’architecture d’un palais et celle d’un séjour souterrain de science-fiction, rythmé par deux ouvertures circulaires laissant parfois entendre des bruits de voiture ou des chants de cigales, les jeux de rideaux et d’étoffe voilent et dévoilent constamment les fantasmes ou les souvenirs fragmentés et les personnalités multiples d’un Don Giovanni fréquemment alité sous un baldaquin. David Marton joue de l’alternance entre le silence, les bruitages, la musique et le chant. Avant même l’ouverture, le crissement de l’aiguille d’un phonographe crée une attente auditive qui ne sera comblée que par les premiers accords de l’orchestre.
Malgré des images souvent énigmatiques, malgré l’immixtion pratiquée dans le texte et la partition, les chanteurs, tout en se pliant au jeu physiquement exigeant prévu pour leurs personnages, donnent dans l’ensemble une interprétation vocalement convaincante. Le baryton-basse Kyle Ketelsen est un excellent Leporello, apparaissant d’abord comme régisseur de scène puis comme chef d’orchestre, manière de souligner le rôle important qui est le sien dans cet opéra où il est le premier personnage en scène. Doté d’une belle projection, avec autant de souplesse dans la voix que dans ses déplacements athlétiques sur le plateau, il domine incontestablement, par son aisance et sa maîtrise, les voix masculines.
Annoncé souffrant, Philippe Sly ne peut effectivement donner à sa voix tout le volume voulu ni toute la projection habituelle, ce qui atténue l’emprise de son personnage, mais il compense cette indisposition passagère par le lyrisme d’un timbre de velours, réduisant l’intensité vocale au profit de la subtilité quasi intérieure d’un chant poétique – ainsi du sensuel et délicat « La ci darem la mano », tout en légèreté, à mille lieues de l’autorité virile souvent déployée ici, ainsi de la reprise de la sérénade « Deh ! Vieni alla finestra », chantée pianissimo, comme pour lui-même.
Julien Behr est un Ottavio de bonne tenue, que le metteur en scène a voulu désinvolte, voire goujat, ce qui ne laisse pas d’étonner et explique peut-être que l’interprétation de son air « Dalla sua pace » délivre peu d’émotion. La basse sud-coréenne Attila Jun prête une voix ample au Commandeur – qui n’apparaît pas sur scène, manière sans doute de suggérer qu’il n’existe que dans l’esprit de Don Giovanni (à la fin, le cri d’Elvira, dans cette mise en scène, semble être l’expression de sa colère et non de l’effroi). Le Masetto de Piotr Micinski est malheureusement assez terne, enlevant à l’œuvre une part de sa dimension buffa déjà bien occultée par les choix dramaturgiques.
En Donna Anna, Eleonora Buratto, présente elle aussi à Aix l’année dernière et dont Laurent Bury avait dit alors tout le bien qu’il en pensait, s’impose avec une maîtrise consommée du rôle, et une telle assurance que le volume sonore, par rapport à Don Giovanni, paraît démesuré – ce qui ouvre des perspectives intéressantes. Antoinette Dennefeld, enceinte – ce n’est pas un élément de mise en scène –, est une Donna Elvira énergique et empressée ; si l’on peut être gêné lors de sa première entrée par un vibrato un peu large, la voix gagne en précision au fil de la représentation. C’est la soprano japonaise Yuka Yanagihara qui complète avec bonheur la distribution féminine, incarnant une Zerlina gracieuse, très juste de ton, maîtrisant parfaitement les nuances du chant et la complexité du personnage.
L’Orchestre de l’Opéra de Lyon, sous la direction de Stefano Montanari propose une interprétation subtile et émouvante d’une musique dans laquelle David Marton voit « quelque chose de l’ordre de la schizophrénie », selon le texte d’un entretien figurant sur la fiche de distribution du spectacle. Est-ce la raison pour laquelle le chef dirige à un tempo aussi rapide l’ouverture dont il restitue toutefois la puissance ? En d’autres endroits de l’œuvre, le tempo semble suivre cette distorsion du temps qui caractérise la dramaturgie, avec entre autres ces retours en arrière (ainsi, à leur première apparition, les personnages de Donna Anna et d’Ottavio descendent un escalier et traversent la scène, puis refont le même chemin en marche arrière dans le sens inverse ; ou encore la scène qui se joue à la fin, lorsque Don Giovanni se voit remettre par un jeune homme en pyjama – image de lui-même dans l’innocence fantasmée de l’enfance ? – un couteau avec lequel il se tranche les veines, reprend les images déjà vues au début du spectacle). Mais la beauté des timbres et la richesse des nuances emportent une adhésion sans réserve.
* Le monde derrière soi