Pour monter à Gand et Anvers Le Joueur, dont Bruxelles avait jadis accueilli la création mondiale, Aviel Kahn a fait appel à une spécialiste de Dostoïevski, pour ainsi dire, puisque Karin Henkel a adapté pour le théâtre Crime et châtiment, à Hambourg, et L’Idiot, à Cologne. Pour ses premiers pas à l’opéra, la metteuse en scène allemande se trouve donc néanmoins en terrain connu. Trop connu, peut-être, puisqu’elle introduit dans l’œuvre de Prokofiev des éléments issus d’autres textes du romancier russe, principalement l’épilepsie, dont est atteint le prince Mychkine et dont Dostoïevski souffrait lui-même. Elle décide aussi de faire de l’intrigue un récit rétrospectif, dont le narrateur est dédoublé entre un chanteur et un danseur. Le tout dans un décor couleur tapis vert, cadre unique de l’action, ou plutôt triple, puisqu’il représente une chambre, qui contient une chambre identique, qui contient elle-même une troisième chambre identique. L’action se déroule à une époque indéterminée, les costumes parcourant un large spectre allant de 1866 (l’année où le roman fut écrit) aux années 1970. Malgré ce feuilletage de niveaux de lecture, ou peut-être à cause de lui, le spectacle met du temps à décoller. En dépit de quelques épisodes oniriques assez réussis – la chambre du narrateur envahie par les joueurs qui ont laissé tous leurs effets personnels au mont de piété, l’enterrement prématuré de la Baboulinka – il faut attendre la scène du casino pour que l’attention soit enfin captivée, avec cette pluie de jetons qui s’abat sur le danseur chaque fois que le héros gagne à la roulette, au milieu de joueurs affublés de troubles obsessionnels compulsifs les plus variés. On sera plus réservé quant à l’insertion de citations du roman lues en russe, et surtout de séquences muettes où un bruit de fond interrompt le déroulement de la partition tel que l’avait prévu Prokofiev : c’est devenu une des très mauvaises habitudes de Claus Guth, et il est fâcheux de voir sa compatriote s’en emparer dès sa première mise en scène lyrique.
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Vocalement, la prestation de Ladislav Elgr ne parvient pas tout à fait à convaincre. Certes, le rôle est écrasant, puisqu’il impose au personnage de rester présent en scène pratiquement d’un bout à l’autre de l’œuvre, avec quelques aigus particulièrement tendus, mais la voix du ténor tchèque sonne parfois très engorgée et peine à se projeter dans la salle. Par ailleurs, le dédoublement de son personnage l’autorise à se fier au danseur pour en exprimer la folie et semble le dispenser d’une partie de l’expressivité qu’on pourrait attendre. Autour de lui, en revanche, la distribution est particulièrement brillante. La Pauline d’Anna Nechaeva séduit par l’opulence de son timbre, avec des graves somptueux et un jeu scénique totalement investi. Eric Halfvarson joue à fond la carte de la comédie, et trouve avec le général un rôle qui lui permet de déployer des talents comiques plus rarement exploités dans les « méchants » auxquels il est habitué. Renée Morloc est la plus truculente des Baboulinka ; on regrettera seulement qu’elle paraisse ici nettement plus jeune que le neveu qui guette son héritage. Blanche offre à Kai Rüütel de quoi exprimer son talent bien davantage que Mrs Page en début d’année. Michael J. Scott est un marquis superbe d’insolence, avec une voix plus fraîche que les habituels ténors de caractère, et Pavel Yankovsky donne à Mr Astley tout le poids qui convient à l’un des personnages « normaux » de cette histoire. Pour le reste, les artistes issus des chœurs ou de Jeune Ensemble complètent dignement la distribution.
Tandis que son grand frère Vladimir dirige Boris Godounov à Paris, Dmitri Jurowski officie dans la fosse à Gand, où l’on avait déjà pu l’entendre dans Mazeppa en 2009 ou, plus récemment, dans Sadko. S’il dirige admirablement une partition qui, à travers un discours presque constamment satirique, déchaîne à quelques moments clefs toute sa puissance d’émotion, on regrette qu’il n’ait pas pu s’opposer au parasitage sonore évoqué plus haut.