Tout semblait réuni pour une de ces soirées électriques dont le Liceu, et son public démonstratif, ont le secret. D’où vient alors ce petit sentiment d’incomplétude à l’issue de cette représentation musicalement et visuellement remarquable ? David Livermore , co-réalisateur des décors avec Giò Forma, offre ici une production somptueuse et spectaculaire, renforcée par des vidéos suffisamment discrètes (le bateau qui emmène Manon en s’éloignant dans la brume…). Les éclairages de Nicolas Bovey crééent une ambiance poétique de clair-obscur, sans jamais que les chanteurs ne soient dans l’ombre. Les costumes de Giusi Giustino sont superbes et variés. La direction théâtrale est fouillée. Les mouvements du moindre choriste et de chaque figurant sont ici parfaitement réglés. Ceux des solistes le sont en revanche un peu trop. Avec des chanteurs d’une certaine maturité, surjouer les adolescents a toujours quelque chose d’incongru. Mais au final, nous ne sommes pas transportés par l’émotion car les partis-pris de Livermore laissent le spectateur à l’extérieur du drame. Ainsi, Des Grieux est affublé d’un double muet qui revit les événements (une idée qui n’avait déjà pas fait un carton à Bastille), au prix d’ailleurs de quelques licences puisqu’il est présent même lorsqu’il n’est pas supposé l’être. L’action est transposée à l’époque de l’immigration de masse italienne vers les Etats-unis d’Amérique. Un prologue parlé nous fait découvrir le double de Des Grieux qui vient se recueillir à Ellis Island, le centre fédéral où étaient accueillis les candidats au rêve américain. Au premier acte, nous sommes dans une gare italienne à la fin du XIXe siècle : Des Grieux et Manon s’enfuiront avec la locomotive ! Au deuxième acte, nous sommes plongés dans un bordel où Manon semble se plaire à jouer le rôle de mère maquerelle : voici une jeune fille vite délurée et qui se contente de peu en termes de luxe. Visiblement, il en faudrait plus pour dégoûter le Chevalier : la noblesse n’est plus ce qu’elle était. Le troisième acte est traité de manière assez traditionnelle, avec de beaux effets vidéo sur le navire qui doit emporter les jeunes femmes convaincues de prostitution. Au dernier acte, nous sommes dans le dispensaire d’Ellis Island (on ne peut pas faire plus peuplé comme désert). Côté jardin, des immigrants sont soignés sur des lits d’hôpital, une famille pleure la perte d’un nouveau-né. Côté cour, Manon meurt de soif, Des Grieux ayant semble-t-il été incapable de trouver la cuisine (le réfectoire pouvait accueillir 1.000 personnes). Entre les deux derniers actes, sur l’intermezzo, une vidéo déroule des photos de ces italiens partis pour fuir la misère du Mezzogiorno. Livermore souhaite en effet interpeller le public sur le sort de ces immigrés qui se déversèrent par millions sur le nouveau continent (historiquement, l’immigration de masse d’origine italienne est en effet à son apogée à l’époque de la création de l’ouvrage de Puccini). De belles images dont la musique renforce l’émotion, mais, à part être monté dans un bateau, il n’y a aucun rapport entre des italiens volontaires pour abandonner leur pays, et des prisonnières françaises condamnées à quitter de force le leur. Sur les derniers accords, le double de Des Grieux vient coller sur l’écran en avant scène la photo de Manon qu’il gardait par devers lui, et les multiples visages de l’intermezzo viennent rejoindre le portrait de la jeune fille. Là encore une belle image, mais très extérieure au drame qui vient de se jouer.
© A. Bofill
Vocalement, le plateau est de haute volée. Liudmyla Monastyrska confirme ses progrès de représentations en représentations. La projection est impeccable, avec des aigus riches en couleurs. Le timbre moiré sait exprimer les différentes émotions du personnage. Sa mort, sur un fil de voix, est particulièrement touchante. Toutefois, ses deux airs sont un peu graves pour ses moyens naturels , et la projection se fait alors moins impressionnante. Dans une forme vocale insolente, Gregory Kunde campe un Des Grieux juvénile à souhait, à l’aigu percutant. On a peine à imaginer que le chanteur a fêté ses 64 ans il y a peu, tant la voix est fraîche. Electrisant dans ses airs, le ténor est tout aussi passionnant dans ses autres interventions : l’art du chanteur américain lui permet en effet de soutenir l’attention jusque dans le moindre dialogue, où chaque phrase est colorée avec une intelligence et un naturel qui rappelle l’ancienne école d’un Bergonzi. David Bižić est un Lescaut bien chantant, à la voix percutante, très à l’aise scéniquement. A 68 ans, Carlos Chausson (lui aussi d’école belcantiste comme Kunde) est un autre miracle vocal avec une voix puissante, sans vibrato intempestif. La noirceur du timbre, la diction incisive et une remarquable présence scénique en font un Geronte idéal. L’Edmondo de Mikeldi Atxalandabaso, magnifiquement chantant, est particulièrement percutant. L’ensemble des seconds rôles sont magnifiquement tenus, et le Liceu peut légitimement se féliciter d’un tel réservoir de talents.
A la tête d’un orchestre impeccable, Emmanuel Villaume offre une direction énergique, tout en étant respectueuse des voix, refusant tout sentimentalisme, en phase avec la mise en scène. Pourtant, un peu de guimauve n’aurait tué personne…