Avec Werther, Massenet tend un piège aux metteurs en scène : que faire de cette Nature que le héros invoque au premier acte ? Faut-il la montrer, en mettant sur le plateau de la verdure et des arbres, ou au moins un ciel bleu ? Faut-il la cacher, et laisser aux spectateurs le soin de l’imaginer grâce à la force évocatrice de la musique, quitte à se contenter de pans de mur gris pour tout décor ? A l’Opéra national de Lorraine, Bruno Ravella (dont on avait apprécié en septembre 2016 le diptyque Ravel-Puccini) parvient à ménager la chèvre et le chou. Après tout, cette nature que Werther admire, il est le seul à en parler pour ainsi dire (au deuxième acte, Sophie chante le gai soleil mais elle pense plutôt à son effet sur les âmes qu’à la beauté du paysage). Le spectacle proposé à Nancy nous montre donc la nature uniquement telle que l’homme se la représente et se l’approprie dans ses intérieurs, à travers ces papiers peints panoramiques si à la mode à l’époque où Goethe écrivit son roman épistolaire. Le premier acte se déroule ainsi non pas devant mais dans la maison du Bailli, dont le plafond se soulève pour révéler les vives couleurs dont Werther sait parer le panorama un peu défraîchi qui orne les murs. Au troisième acte, on passe à un panorama bien plus sombre et tourmenté : c’est un paysage plus Sturm und Drang, qui décore la demeure de Charlotte, percé d’un couloirs tortueux qui traduit les angoisses des personnages principaux, avant qu’une absence quasi-totale de décor renvoie finalement Werther et Charlotte à leur seuls sentiments. Dans ce décor dont les grands pans de mur aident à bien projeter les voix vers la salle, les costumes situent l’action à l’époque prévue par le livret, ce qui relève presque aujourd’hui d’une audace folle, et des éclairages particulièrement soignés ne contribuent pas peu à l’esthétisme de la production.
© Opéra national de Lorraine
Musicalement, on redoute d’abord que Jean-Marie Zeitouni opte pour des lenteurs « plassoniennes » : l’ouverture, plus analytique que portée par un véritable souffle, laisse craindre des alanguissements excessifs, mais par chance, le théâtre reprend ensuite ses droits, et certains tempos sont même si rapides que les chanteurs semblent avoir du mal à déclamer leur texte à la vitesse nécessaire. L’orchestre symphonique et lyrique de Nancy propose donc une lecture somme toute équilibrée, en évitant que l’agonie du héros ne se prolonge indûment.
Dans la distribution, on attendait évidemment la prise de rôle de Stéphanie d’Oustrac. Surtout, on se demandait comment la mezzo, dont le tempérament s’est affirmé dans diverses productions de Carmen, pourrait se plier au personnage si corseté de Charlotte. Dès le premier acte, on découvre une jeune femme active, notamment durant l’intermède orchestral du Clair de Lune où, dès les premières mesures, on la voit revenir du bal avec Werther. Et c’est bien sûr dans les deux derniers actes que l’artiste trouve davantage à s’extérioriser et à déployer toute sa palette vocale, dans un rôle hybride où des sopranos ont également pu s’illustrer. Edgaras Montvidas avait déjà interprété le rôle-titre, et le ténor lituanien est désormais bien connu du public français grâce à ses nombreuses prestations dans le cadre de résurrections montées par le Palazzetto Bru Zane : si sa maîtrise de notre langue s’avère très correcte, c’est surtout dans les passages en demi-teinte qu’on peut la savourer, car dans la nuance forte, l’artiste a tendance à s’éloigner de cette élégance qu’on associe au style français et adopte une émission un peu trop italienne.
Autour d’eux, Philippe-Nicolas Martin réussit la prouesse d’arracher Albert à la grisaille, mettant en valeur chacune de ses interventions grâce à un timbre coloré. Possédant les justes dimensions du personnage, Dima Bawab est une Sophie à l’articulation impeccable. Marc Barrard trouve dans le Bailli un rôle qui ne sollicite pas ses moyens outre mesure. Si Eric Vignau est un Schmidt admirablement sonore, Erick Freulon paraît un peu plus en retrait en Johann. Et comme les six enfants du Bailli chantent juste, on partage la satisfaction de la salle au sortir de cette représentation, non sans rêver, peut-être, d’une époque où le public sera assez curieux pour que Massenet ne se résume plus seulement à Manon et Werther.