Après Boston quelques jours auparavant et pour deux soirées, Jonas Kaufmann retrouvait Tristan pour un concert unique de l’acte II à Carnegie Hall. Il faudra encore attendre quelques années (trois, semble-t-il) pour pouvoir entendre le ténor allemand dans l’opéra intégral, mais ces premiers pas constituaient une étape importante dans l’appropriation de ce rôle difficile entre tous. Très en voix, Jonas Kaufmann offre une interprétation tout en finesse, avec une grande intelligence du texte, et sans maniérisme. Le chanteur semble plus à l’aise que lors du premier concert radiodiffusé. La projection est bien gérée, afin de tenir la distance, et le ténor est toujours audible même s’il faut parfois que l’auditeur aille chercher un son qui ne remplit pas naturellement le vaste auditorium. Kaufmann n’est vraiment héroïque et libéré que pour le finale de l’acte. Précisons que la partie habituellement coupée qui précède le duo de la Liebesnacht est ici rétablie. Dans les conditions actuelles, Kaufmann aurait-il pu enchaîner avec l’acte III ? Rien n’est moins sûr, mais au studio le résultat pourrait être somptueux. Dramatiquement, le chanteur nous a aussi laissé un peu sur notre faim : comme pour son Don José, on a encore l’impression d’entendre le brave type qui n’a pas de bol. Rome ne s’est pas faite en un jour.
Camilla Nylund faisait semble-il également ses premiers pas en Isolde. La voix est lyrique et le timbre est agréable. Mais nous entendons une Elsa von Brabant, une Elisabeth de Tannhäuser, à la limite une Sieglinde. Pour Isolde, la voix manque de corps. Certains aigus sont même un peu truqués, émis en arrière sans projection, privant le chant d’impact. Pris comme une page isolée, leur duo est néanmoins sublime de beauté. Mais il y manque cette angoisse sourde propre à la menace qui plane et qui est clairement exprimée par la musique : Tristan et Isolde ne sont pas deux jeunes Roméo et Juliette insouciants. Il y manque également l’expression de cette tension implacable qui monte vers le coitus interruptus. Il est toutefois difficile ici de faire la part des choses entre l’interprétation des chanteurs et celle du chef.
© Chris Lee
Andris Nelsons offre ici en effet une lecture plutôt hédoniste de la partition, sans chercher à théâtraliser la musique. Les voix baignent dans le son plutôt qu’elles ne dialoguent avec l’orchestre (une approche qui rappelle le Karajan tardif). Fidèles à leur réputation, les cordes sont magnifiques, en cohérence avec l’interprétation musicale, mais l’orchestre n’est pas parfait (les cors en particulier) avec quelquefois de minuscules décalages.
Les émotions les plus authentiquement wagnériennes viennent de là où on ne les attendait pas nécessairement. Le roi Marke de Georg Zeppenfeld est impressionnant de puissance. L’incarnation dramatique est justement équilibrée, renforcée par la relative jeunesse de l’interprète, rival crédible de Tristan. Son intervention lui vaudra une formidable ovation aux saluts. Mihoko Fujimura apporte à Brangäne l’urgence voulue. La voix est puissante (voire très puissante à certaines occasions !) avec un timbre riche. Andrew Rees offre un Melot impeccablement projeté et dramatiquement engagé : pendant quelques minutes on se serait crû à la scène et non plus au concert !