Faisons un vœu : qu’Auber cesse d’être une station de RER et redevienne pour le plus grand nombre ce musicien que le 19e siècle appréciait. Son trentième ouvrage lyrique, Le Domino noir, actuellement à l’affiche de l’Opéra de Liège et prochainement salle Favart, pourrait aider ce souhait à se réaliser. Représentée plus de 1200 fois entre 1837 et 1909, l’œuvre a depuis sombré dans l’oubli sans que rien ne justifie pareille mise en quarantaine.
Les musicologues aiment encore disséquer une partition que Berlioz jugeait « vive et amusante » pour extirper à la sonde cannelée ce qu’elle doit à Rossini et Boieldieu. Bizet, Offenbach, Verdi – entre autres – ont plongé leurs stylets dans le corps encore vivant de cette musique. Le livret, vingt-troisième d’une collaboration avec Scribe (qui en compte trente-quatre !), s’apparente à un vaudeville. Dans une Espagne de convention, prétexte à boléro et danses alors à la mode, Angèle de Olivarès s’échappe du couvent pour s’étourdir une dernière fois dans un bal masqué avant de prendre définitivement le voile. Gardien de l’incognito, son domino noir sera cause de confusion sentimentale et de quiproquos jusqu’au dénouement joyeux en forme d’épousailles. Comment a-t-on pu se détourner de tant de bonne humeur ? Notre époque, abreuvée de drames, saura-t-elle accepter cet excès de légèreté comme un nécessaire antidote à ses idées noires afin que revive un genre oublié. Rossini, Vivaldi ont eu droit à leur renaissance, pourquoi ne pas réapprendre au public l’opéra-comique ?
© Lorraine Wauters – Opéra Royal de Wallonie-Liège
Valérie Lesort et Christian Hecq n’ont pas cette prétention. Familiers du spectacle vivant – elle plasticienne couronnée de prix, lui sociétaire de la Comédie-Française – mais étrangers l’un et l’autre à l’art lyrique, leur approche possède la candide humilité – qui ici n’est pas timidité – d’une première fois. Ni vision, ni transposition et autres arrangements dont l’effet immédiat aurait été de renvoyer l’ouvrage aux oubliettes mais au contraire une lecture à la lettre du livret de manière à ce que l’intrigue habilement ficelée par Scribe puisse être comprise de tous. Des décors agréables à l’œil, un par acte, comme un pied de nez à l’austérité que les mises en scène aujourd’hui à force d’épure et d’économie ont fini par édicter en norme ; des costumes imaginatifs et colorés ; des gags en nombre suffisant pour amuser sans toutefois distraire l’attention ; des dialogues parlés – le talon d’Achille du genre – adaptés avec respect, sans couture visible, ni lourdes allusions à l’actualité. Que demander de plus ?
C’est évidemment d’une baguette de plume que Patrick Davin dirige l’Orchestre de l’Opera Royal de Wallonie tout en veillant, dans les ensembles, à huiler une mécanique héritée de Rossini. Les chœurs souvent séparés, masculins au 2e acte, féminins au 3e, ne nous ont jamais paru aussi heureux de chanter ensemble.
Anne-Catherine Gillet prête à Angèle sa grâce et son soprano au gazouillis délicieusement désuet, conforme à ce que demandent au chant français en termes d’intelligibilité des oreilles francophones, brillant dans les passages virtuoses – pas si nombreux –, idéal qu’il s’agisse de flirter, de jouer une nièce aragonaise ou, la dignité de sa charge d’abbesse retrouvée, de tracer au-dessus de la harpe une prière fervente d’un trait pur et droit. Le rôle fut écrit à l’intention de Laure Cinti-Damoreau, alors pensionnaire depuis peu de l’Opéra-Comique après avoir brillé dix ans au firmament de l’Opéra de Paris. Sans doute est-ce la raison pour laquelle sa partition regorge de numéros alors que ses partenaires sont mis à la portion congrue. Comment ne pas le regretter lorsque le tendre Horace est interprété par Cyrille Dubois et que l’air attendu, destiné à mettre en valeur toutes les qualités appréciées auparavant par bribes, ne survient pas. Le ténor normand coche pourtant toutes les cases de ce répertoire : diction, élégance, hauteur d’émission, justesse de la voix chantée et – moins évident – de la voix parlée.
Marie Lenormand réussit ses couplets du vieux garçon et mieux encore son numéro de duègne gonflée à l’hélium. François Rougier en Juliano, Antoinette Dennefeld en Brigitte Laurent Kubla en Gil Perez n’appellent que des éloges et c’est en lisant le programme que l’on découvre que Sylvia Bergé, Sœur Ursule digne d’un film de Louis de Funès, est sociétaire de la Comédie-Française. Preuve de l’attention portée au mot autant qu’aux notes, une des conditions nécessaires au genre opéra-comique (où, rappelons-le, textes parlés alternent avec textes chantés).
Tout concourt ainsi à valider l’exhumation de l’ouvrage, à expliquer le succès qu’il connut près d’un siècle durant et à prendre du début à la fin de la représentation un plaisir rendu inavouable par des décennies d’intégrisme musicologique. « Mangez léger », nous assènent en permanence les mousquetaires de la diététique et de la santé. Qu’il est bon aussi d’écouter et de voir léger.