Il y a une réjouissance particulière et anticipée à voir Don Giovanni au théâtre d’Etat de Prague, ce joyau classique miraculeusement épargné par la Seconde Guerre mondiale. Un écrin magnifique et surtout, pour le mélomane, l’amoureux de Mozart, le vertige de se replonger 230 ans en arrière et se dire que là, dans cette même fosse d’orchestre, le divin Wolfgang en personne était à la manœuvre et créait l’un des plus grands chefs-d’œuvre jamais sorti de l’esprit humain.
Tout cela n’est pas rien et vous motive pour entendre encore et comme pour la première fois ce capolavoro assoluto.
On arrive donc en avance, la salle est donnée pour comble et on s’en réjouit. On s’étonne juste que sur le programme la fin du spectacle soit prévue à 22h alors qu’il débute à 19h (les Pragois sont des couche-tôt mais quand même). Une erreur, se dit-on, une coquille, qu’importe.
Trois heures plus tard pourtant, et même avant, on se retrouve sur le pavé pragois, comme groggy dans un froid pourtant supportable. Comment en est-on arrivé là ? Qu’a-t-on fait à Mozart ? On pense à Cesbron et à son mauvais roman mais vite on essaie de comprendre.
Tout commence mal : une ouverture où l’on retrouve Jan Chalupecky et l’orchestre de l’opéra de Prague à nouveau bien sec; et puis d’emblée ce couac du cor dans un passage mezzo forte qui nous met mal à l’aise. Mais après tout cela arrive. Malheureusement il y a aura encore deux ou trois occurrences (cette mandoline qui manque sa dernière note dans « Deh vieni alla finestra », ces mauvaises synchronisations) du plus mauvais effet.
Le premier acte, pour le dire simplement, est expédié en une heure quinze ! Récitatifs à la hussarde, passages tronqués, « Il mio tesoro » omis. On s’étonnera aussi au second acte de la disparition du « Vedrai carino » de Zerlina qui ne réserve pourtant pas de difficulté particulière.
Les mauvaises langues de ce soir là pourront dire qu’il vaut mieux omettre une aria que la massacrer. Que penser alors de ce « Dalla sua pace » extirpé péniblement à un Martin Srejma totalement dépassé et qui ne trouve pourtant rien de mieux que d’orner systématiquement la reprise, alors que le pauvre avait déjà eu fort à faire avec la première partie.
Nous n’aurons pas la cruauté de poursuivre une vaine énumération des passages ou des arias d’Anna (Jana Srejma Kacirkova) ou d’Elvira (Pavla Vykopalova) qui transportent l’auditeur dans l’infini malaise de voir ainsi s’escrimer sur scène des artistes qui, au final, ne devraient pas accepter de porter des rôles trop lourds pour eux.
Don Giovanni, Leporello, Le Commandeur © Théâtre National de Prague
Et pourtant, il faudra le dire, il y eut de belles choses dans ce Don Giovanni. La mise en scène du duo SKUTR (Martin Kukucka et Lukas Tripovsky) fourmille d’idées. Celle de départ est que le Commandeur se relève immédiatement après sa mort, laisse sur place des … cendres qu’Anna va amoureusement emporter et que l’on retrouvera tout au long de la pièce, jusqu’au repas final où elles serviront de festin !
Du coup le Commandeur est omniprésent sur scène, interrogeant sans cesse du regard et Anna et Don Giovanni, et nous mêmes sans doute sur notre relation avec le père.
Les femmes, dans cette vision des choses, sont toutes follement amoureuses du libertin. Cela les pousse à des extrémités fantasques : Zerline, par exemple, enlève d’elle-même sa culotte – rouge, s’il vous plaît – pendant le duo « La ci darem la mano » ; Masetto la lui fera remettre avant que Don Giovanni la lui arrache à la fin du I ! Bref, beaucoup d’imagination dans cette conduite d’acteurs, tout n’est pas toujours du meilleur goût mais a le mérite de proposer une vision suivie d’une pièce tellement protéiforme.
Le rôle titre et son consort jouent juste, chantent bien. Jirí Hajek et Milos Horak possèdent deux belles voix de baryton. On saluera particulièrement un « Air du champagne » bien enlevé et un « Air du catalogue » tout en nuance. Ces deux là se démènent avec une vivacité qui fait plaisir à voir. On avait déjà vu il y a peu Yukiko Kinjo dans le rôle de Liu. Elle est mieux distribuée ici et son « Batti, batti » nous aura fait regretter de ne pas entendre son air du II. Roman Vocel possède toutes les qualités pour être un parfait Commandeur : stature, jeu de scène, voix ample et inquiétante. Il n’aura que moyennement réussi son entrée, mais parfaitement assuré la scène finale. Le Masetto enfin de Pavel Svingr (bien trop affairé dans une partition surdimensionnée) ne contribuera pas à nous réconcilier avec une soirée que nous devrons bien vite oublier.