Casting réussi pour Adriana Lecouvreur à l’opéra de Saint-Étienne ! C’est une belle prise de rôle de Béatrice Uria-Monzon, remarquable tragédienne et immense cantatrice, émouvante et élégante dans son interprétation d’un personnage qui lui sied à merveille. Pour avoir assisté entre autres à sa première Tosca en 2012 à l’Opéra d’Avignon, on connaissait son talent, qui lui avait permis de répondre à cette double exigence vocale et scénique. Il est ce soir confirmé et magnifié : l’art de la déclamation, la ductilité du souffle, la science de la messa di voce, tout y est maîtrisé, tout concourt à l’expression de la passion la plus profonde et la plus touchante. À ses côtés, tout aussi altier et élégant, juste dans l’intonation et précis dans la diction, Sébastien Guèze campe un Maurizio romantique en diable, au timbre flatteur, à la voix souple et puissante. Ils ont ensemble la prestance d’un couple d’acteurs idéal et les costumes splendides (dus à Gianluca Falaschi) des grands spectacles, dans une mise en scène qui ne cesse de multiplier, dans les décors raffinés du studio Giò Forma, les perspectives, les tentures et les rideaux, une scène pivotante matérialisant le théâtre dans le théâtre ainsi que ses coulisses.
Notre confrère Maurice Salles, rendant compte de la représentation donnée à Monte-Carlo de cette même mise en scène de Davide Livermore, en avait souligné certaines incohérences (action située en 1910 rendant anachroniques une partie des répliques, transformation à l’acte IV du personnage d’Adriana Lecouvreur en Sarah Bernhard – qui fut l’interprète d’Adrienne Lecouvreur dans la pièce de Scribe et Legouvé – portant une jambe de bois, hôpital militaire accueillant des blessés de guerre…). Tout en partageant les réserves exprimées alors sur ces transpositions qui font parfois obstacle à la lisibilité immédiate, nous avons pris plaisir à l’évocation des Ballets russes, à l’apparition fugace de Nijinski, aux références à Petrouchka, à L’Après-midi d’un faune et au Sacre du Printemps, tout autant qu’aux facéties d’une troupe animée et colorée créant une forme de mouvement perpétuel, métaphore de l’agitation du monde au miroir du spectacle vivant. Dans toutes les facettes de l’univers dans lequel évolue l’héroïne, l’urgence de la prouesse artistique, physique ou vocale, grise, enivre et consume. La rivalité amoureuse avec la princesse de Bouillon ne constitue ainsi qu’un défi supplémentaire dans une existence faite de concours permanents, d’une lutte constante pour conserver sa place, son rang, son mérite, son public et l’objet de son amour. Béatrice Uria-Monzon rappelle à chaque instant, par sa gestuelle et les inflexions de sa voix, le statut de l’artiste qu’elle chante avec intensité dans son premier air : « Io son l’umile ancella / del Genio creator ».
Adriana Lecouvreur, 2018 © Cyrille Cauvet – Opéra de Saint-Étienne
C’est l’excellent baryton Marc Scoffoni qui interprète de manière admirable le rôle de Michonnet, combinant l’autorité d’un régisseur doté d’une projection puissante et le discret désarroi de l’amoureux sans espoir qui s’exprime par une gamme étendue de nuances. Le duo des fâcheux est tenu avec talent par Virgile Ancely, qui prête au prince de Bouillon son beau timbre de basse et sa prestance, et Carl Ghazarossian, qui, malgré une diction à la précision inégale, donne à l’abbé de Chazeuil ce mélange de componction et d’empressement qui caractérise le personnage, aussi bien physiquement que vocalement.
Concernant le quatuor de comédiens, on ne peut dire que du bien de Cécile Lo Bianco, Valentine Lemercier, Mark Van Arsdale et Georgios Iatrou, qui forment un ensemble très réussi. Seule ombre au tableau : une princesse de Bouillon peu distinguée, aux écarts de voix vulgaires. Sophie Pondjiclis, capable par ailleurs d’émettre des graves impressionnants, tire le personnage vers la caricature en accentuant les différences de registre là où l’on pourrait attendre plus de subtilité et l’expression vocale d’une maîtrise consommée des ruses de cour. Toutefois, elle apporte scéniquement le contrepoint voulu à l’actrice, par un renversement théâtral de la notion même de noblesse, détenue de manière inversement proportionnelle au rang social figé par l’époque.
La musique de Cileà est superbement interprétée par l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, dirigé avec virtuosité et élégance par Fabrizio Maria Carminati qui en obtient des sons raffinés et chaleureux, sans jamais couvrir les voix dans les passages forte.