Dans ce vaste chantier que sont devenus Les Contes d’Hoffmann, il semble aujourd’hui permis d’abattre des pans de mur construits depuis longtemps ou d’en ériger de nouveaux à partir de matériaux inédits, mais il n’est pas certain qu’un édifice viable soit apparu, malgré tous les travaux des uns et des autres. Work éternellement in progress, l’œuvre d’Offenbach doit désormais se plier à toutes les restructurations, comme l’ont récemment montré les représentations dijonnaises.
A Fribourg en Suisse, audace suprême : on revient à la bonne (?) vieille version Choudens, mais pas tout à fait, ce serait trop simple. Pour sa troisième mise en scène du testament offenbachien, Olivier Desbordes, cette fois secondé par Benjamin Moreau, reste fidèle aux options de ses précédentes moutures : pas plus qu’à Saint-Céré en 2008, on ne trouvera ici aucun des morceaux – pourtant superbes – révélés par les recherches musicologiques depuis une cinquantaine d’années. On n’entend que ce qu’offre la version « traditionnelle » (avec cependant l’ajout du menuet du final du premier acte de Don Giovanni, évocation du spectacle dans lequel se produit la Stella). On entend même nettement moins que la partition éditée par Choudens, puisque la plupart des récitatifs de Guiraud ont été remplacés par des dialogues parlés ou des textes baudelairiens déclamés. Et on suppose, à lire le compte rendu rédigé par notre collègue Jean-Marcel Humbert en 2008, que sur le plan visuel, le spectacle n’a guère changé en dix ans. Même espace fermé par trois murs, même table-plateau où se déroule l’action principale, entourée de choristes spectateurs-voyeurs. Même effet digne du mamelon sablonneux de Winnie dans Oh les beaux jours pour l’acte d’Antonia. Cette mise en scène tourne résolument le dos à tout réalisme, même fantastique, pour inscrire l’action dans une sorte de cirque : les quatre diables ne sont qu’un seul (aucun changement de costume d’un acte à l’autre), et la remarque vaut aussi pour les quatre valets. Nicklausse n’est plus muse mais clown. Le résultat est indéniablement efficace, même si le trait est parfois épais – ah, ces éclats de rire « sataniques » dont sont régulièrement pris les méchants…
Yannick Badier (Spalanzani), Elodie Ada Tuca (Olympia), Eric Vignau (Cochenille) © DR
Musicalement, c’est une grande satisfaction d’entendre, ici encore, comme à Saint-Etienne, des Contes d’Hoffmann très majoritairement francophones, même si ce critère est loin d’être suffisant pour toujours assurer l’intelligibilité du texte chanté. Ainsi, la Giulietta de Charlotte Despaux, trop uniformément véhémente, et aux graves sourds, pêche par une articulation déficiente. Serenad Burcu Uyar s’exprime, elle, dans un français excellent, mais l’énergie de son chant gagnerait parfois à être mieux canalisée : « Elle a fui, la tourterelle » demande plus de modération, et cette Antonia écrase un peu son entourage par sa puissance sonore. Magnifique découverte avec Elodie Ada Tuca, resplendissante Olympia à la diction ciselée et au suraigu d’une facilité déconcertante. Et quel plaisir de retrouver Lamia Beuque, jadis membre de la jeune troupe de l’Opéra du Rhin, dont la belle voix de mezzo bénéficie de l’ajout du rôle de la mère d’Antonia (Choudens est très peu généreux pour Nicklausse). Chez les messieurs, on remarque parmi les personnages secondaires la jolie prestation de la basse Nathanaël Tavernier, chanteur qui est également passé par Strasbourg, et de Spalanzani déchaîné de Yannick Badier. si Eric Vignau est parfait dans son incarnation des quatre valets, on pourra formuler quelques réserves sur les autres rôles principaux. Bon comédien, diction impeccable, Jean-Noël Briend est pénalisé par un timbre qui se nasalise cruellement dans l’aigu dès que le chant est émis en force, jusqu’à frôler l’accident au dernier acte. Dommage, car les passages pris plus en douceurs sont tout à fait réussis. Quant à Christophe Lacassagne, voilà un artiste qui laisse perplexe : aucun problème en termes de projection, car ses quatre diables remplissent la salle fribourgeoise sans la moindre difficulté, mais quelle curieuse façon de chanter, en alternant un style clairement lyrique (superbe aigu final dans « Scintille, diamant », entre autres) et un quasi parlando, un chant fort peu timbré qui s’apparente à la chanson plus qu’à l’opéra.
Passé une ouverture dont les premières mesures sont prises à une vitesse étonnante, Laurent Gendre adopte des tempos modérés, voire lents, pendant tout le reste de la représentation, mais ne peut pas toujours éviter les décalages flagrants, notamment pendant l’air des étudiants au prologue.