L’opéra-ballet, puis la tragédie lyrique sont certainement redevables, pour une part égale, au ballet de cour et à l’opéra italien. Cependant, le ballet de cour a été relégué le plus souvent au rang des curiosités par la création contemporaine des spécialistes du baroque. C’est oublier la richesse de la production, comme celle des débats esthétiques qui la nourrirent : l’union des arts préoccupait autant de chaque côté des Alpes. Rien qu’entre 1581 et 1643, la liste des ballets occupe plus de 50 pages du volume que le CNRS consacra à ce genre. Mais oublions les données historiques, musicologiques, même si elles infirment sur certains points la réalisation de ce soir : le propos de Sébastien Daucé est de susciter chez le spectateur de notre temps un émerveillement semblable à celui qu’éprouvait le Grand Siècle, et sa réussite est magistrale.
Forte de son expérience individuelle et collective, la distribution, semblable à celle de Caen, s’épanouit pleinement sur le plus vaste plateau autorisant leurs évolutions.
Le spectacle qu’offre Sébastien Daucé s’articule en quatre veilles (actes) – La Nuit, Vénus et les Grâces, Hercule amoureux, Orphée – aboutissant à la lumière du grand ballet, dominé par un Louis XIV athlétique, à la beauté sculpturale (Sean Patrick Mombruno), autour duquel se rassemble et s’organise le monde. Loin de toute reconstitution, la musique associe aux pièces françaises des compositeurs du ballet (Cambefort, Boesset, Constantin, Lambert…) des extraits d’opéras italiens (Cavalli et Rossi, invités par Mazarin dans la jeunesse de Louis XIV). Les premières veilles comportent une succession de petits tableaux, correspondant aux danses, illustrés avec cocasserie, pour conduire aux grandes scènes lyriques. L’autre magicienne de la soirée est Francesca Lattuada, dont l’imagination créatrice va engendrer cet univers onirique, fascinant d’étrangeté et de séductions. Son propos, éloge de la diversité, de la singularité et de la fantaisie, est pleinement convaincant : les disproportions sont cultivées, avec toujours le même souci esthétique où le raffinement le dispute au grotesque. Le spectacle ne se décrit pas, proliférant d’images plus surprenantes les unes que les autres, de symboles, captivant, au sens le plus fort, au point que l’on oublie que quatre heures se sont écoulées lorsque le public, comblé, acclame longuement les artistes, debout.
Aucun décor, l’obscurité domine, Nuit oblige, avec un travail sur les plans et les transparences, assorti d’éclairages changeants, toujours appropriés. Le visuel équilibre, complète, prolonge le musical : Les circassiens – artistes jongleurs, acrobates, manipulateurs – jouent un rôle aussi essentiel que celui des chanteurs et de l’orchestre. Les extraordinaires costumes, réalisés à partir des dessins d’Olivier Charpentier, sont surréalistes, nourris de Topor comme du théâtre Nô, du soufisme comme de Jean-Paul Goude, ils mériteraient à eux seuls les acclamations du public. Habités par des chanteurs, des jongleurs, des acrobates, des danseurs plus virtuoses les uns que les autres, c’est un régal constant pour l’œil : la magie qui rend aux adultes ce regard d’enfant que l’on croyait perdu à jamais. Janus caracolant sur son cheval de fantaisie, la reine d’Angleterre saluant et perdant son chapeau, dérobé avec sa perruque par quatre brigands, un lièvre lunaire, des culbutos…le défilé est incessant. On y croise ce qui ressemble fort à Conchita Wurst et à Lady Gaga. L’émerveillement est permanent. La chorégraphie, la gestique de chacun, sont gouvernées par la même volonté, par la même cohérence, avec une efficacité incroyable.
C’est sans doute une première que de faire chanter plusieurs solistes dans les positions les plus invraisemblables, toujours justifiées sur le plan dramatique. Telle, la remarquable Lucile Richardot, figurant la Nuit, à trois ou quatre mètres du sol, dès la première veille. Tel autre devient acrobate-porteur, ou chante au sommet d’une colonne humaine, verticale… Chacun des chanteurs, plus particulièrement les voix de femmes, aux interventions les plus nombreuses et valorisantes, se livre totalement.
Les fragments d’opéras italiens introduits dans le ballet par Sébastien Daucé figurent parmi les sommets musicaux de la soirée : la Déjanire de Déborah Cachet, la Vénus de Caroline Dangin-Bardot, la Junon d’Ilektra Platiopoulou, l’Eurydice de Caroline Weynants sont splendides. La distance stylistique est évidente d’avec les airs et récitatifs du ballet, non moins admirables. La déclamation du français à la Champmeslé, avec l’affectation, la pompe requises, nous réjouit. La qualité des chœurs, des ensembles, est extraordinaire : si les noms ne sont pas mentionnés dans le présent compte-rendu, c’est faute de place, car chacun le mériterait. Sébastien Daucé dirige du clavecin-positif un ensemble aux couleurs ravissantes et variées, frémissant, poétique, puissant.