Christoph et Julian Prégardien, père et fils, conduisent une carrière prestigieuse, patiemment, fondée sur les mêmes valeurs musicales (le lied et Bach). Par-delà la filiation, la force des liens qui les unissent est manifeste. Le concert, proposé à Dijon le 12 novembre dernier, est centré sur l’œuvre profane de Monteverdi, anniversaire oblige. Le programme, subtilement construit dans ses enchaînements, illustre parfaitement sa production lyrique : Au Combat de Tancrède et Clorinde – inclassable par sa singularité – succèdent des scènes significatives du Retour d’Ulysse, puis de l’Orfeo. Entre ces pages, deux madrigaux – rares – du septième livre et le Lamento d’Ariana. Un généreux bis pour conclure : le Lamento della Ninfa (« Amor… ») dont l’ostinato et la mélodie sont dans toutes les mémoires.
Jos van Immerseel réunit pour la circonstance trois de ses chanteurs favoris et un ensemble baroque que l’on découvre avec bonheur. Ce n’est pas faire injure aux Prégardien que de rappeler que Monteverdi n’est pas au cœur de leur répertoire. La surprise est d’autant plus réjouissante : Christoph Prégardien vit intensément tous ses personnages, du narrateur (Testo) du Combattimento à Ulysse, qu’il enregistrait en début de carrière avec René Jacobs, ou encore Apollon. Il assume seul la plus large palette expressive des passions. La voix est « claire, ferme, et de bonne prononciation » comme l’exigeait Monteverdi, capable d’un récit précipité lorsqu’il s’agit de décrire le fracas des armes, comme de l’épanchement lyrique (« Notte, che nel profondo oscuro seno »). La théâtralité est présente, tout comme l’émotion, servis par une voix chaleureuse. Chaque mot, chaque phrase sont sculptés avec délectation dans une conduite admirable. Non seulement l’outil est intact mais la maturité qui l’anime relève du grand art. Il excelle dans la confidence, dans l’intime comme dans la véhémence et le cri.
On se souvient ici du Tamino lumineux que donna Julian Prégardien avec Christophe Rousset. Si Tancrède n’a pas grand-chose à chanter, le Tempro la cetra, du livre VII des madrigaux, sera l’occasion de rappeler sa large tessiture et de souligner sa virtuosité décorative. Si la partie de Télémaque est plus riche, c’est dans Orfeo qu’il va déployer toute sa palette. Il est rare de trouver le père et le fils réunis à la scène ou au concert. Un enregistrement de 2014 (édité sous le label Challenge) les rassemblait pour un récital de lieder, avec Michael Gees. En mai et juin dernier, une série de récitals en Allemagne a renouvelé ces retrouvailles. La force des liens qui les unissent relève de l’évidence : leur seul chant suffit à l’attester. Ce concert comporte plusieurs duos, où leur bonheur de chanter ensemble est manifeste : moments de grâce que ces échanges. Lorsque le texte leur permet d’échanger les mêmes traits, on perçoit d’abord la fusion des timbres et des modes d’expression, mais aussi la différence de génération des chanteurs. La seule réserve – émise par des puristes spécialistes du baroque italien – résiderait dans la couleur.
On connaît et apprécie Marianne Beate Kielland, à la voix ample, colorée et souple. Sa Clorinde est bouleversante, dont le dernier souffle nous étreint d’émotion (« S’apre il ciel : io vado in pace »). Son Lamento d’Ariana surprend, par l’intonation de la ligne, tout d’abord. Pourquoi substitue-t-elle (de façon répétée) un étonnant diatonisme au chromatisme que viennent d’énoncer les instruments (le deuxième « lasciate mi ») ? L’ensemble comporte de beaux moments, malgré quelques intonations un peu basses. Le Lamento della Ninfa corrige cette observation et permet de conclure dans une ferveur partagée. Il faut saluer la direction de fait de Lidewij van der Voort, de son pupitre de premier violon. Si son nom ne figure dans le programme qu’en petits caractères comme « violon I », il est manifeste que c’est elle qui communique son énergie, sa souplesse, ses attaques et ses phrasés à l’ensemble. La dynamique est réelle, comme la précision et l’écoute mutuelle. La conduite est admirable, jamais empesée. Tout juste regrette-t-on une âpreté, une rugosité insuffisantes à traduire la violence des affrontements. Le continuo se caractérise par sa sagesse, et son manque d’imagination, qu’il s’agisse du chitarrone ou des claviers tenus par Jos van Immerseel. Cela ne suffit pas à ternir l’émotion vraie d’une magnifique soirée.