Les soirées consacrées à la musique baroque ne font pas toujours le plein au Festspielhaus de Baden-Baden. Tel n’est pas le cas quand l’institution badoise accueille Philippe Jaroussky, avec lequel le public a entamé une histoire d’amour qui perdure et se confirme d’année en année. C’est à une double standing ovation de la salle comble que le contre-ténor français a eu droit en ce morne et pluvieux 11 novembre où tout conflit et sa commémoration semblaient à des années-lumière. Ici, tout n’a été qu’harmonie et perfection, pour un moment privilégié, quasi en apesanteur.
Philippe Jaroussky est au sommet de son art, cela transpire et rayonne dès son arrivée, avant même qu’il n’ait émis le moindre son. On le sent détendu et heureux, parfaitement maître de ses moyens. C’est du moins l’impression qu’il dégage et ce n’est pas là la moindre de ses qualités. Le programme consacré à Haendel qu’il nous a concocté est une merveille d’équilibre : tout Haendel s’y condense en mille et une facettes d’un joyau finement ciselé. Entre l’épure et le feu d’artifice, ce récital s’est déroulé à la vitesse de l’éclair, mené dans un train d’enfer et, merveilleux oxymore, en toute tranquillité. De tous petits riens contribuent à parfaire la belle impression d’engagement et de simplicité que donne l’artiste : contrairement aux habitudes qui veulent que le chanteur quitte la salle lorsque l’orchestre entame une partie instrumentale, Philippe Jaroussky reste sur le plateau, se contentant de s’effacer pour s’asseoir discrètement derrière ses musiciens. Ainsi, lorsque l’Ensemble Artaserse s’avance sur la scène, il les suit, se fait ovationner mais s’installe rapidement avant qu’ils n’attaquent l’ouverture de Radamisto qui sera le fil conducteur de la soirée. De même, à peine le contre-ténor a-t-il laissé mourir une dernière note, qu’il disparaît avant que l’orchestre n’ait achevé la mesure. Il n’y a donc plus de divo à applaudir… Cette noble humilité confère également beaucoup de rythme à l’enchaînement des numéros. Les musiciens, quant à eux, maintiennent des tempi véloces d’autant plus étourdissants que les instrumentistes restent debout pendant toute la durée du récital, excepté pour les violoncelles, le théorbe ou encore le clavecin. Tous affichent une belle complicité et un bonheur de jouer ensemble communicatifs. Certains solos, notamment de hautbois, frisent l’excellence, mais c’est tout l’ensemble qui vient saluer en ligne avec Philippe Jaroussky, comme dans un tableau de Watteau.
C’est d’ailleurs à l’univers pictural de Watteau que fait penser cette soirée, tout en petites touches frémissantes et sensuelles, aux couleurs délicates et moirées, où la maîtrise est tellement évidente qu’on en vient à l’oublier totalement pour ne plus saisir que la perception globale d’une grande beauté. Ici, tout se tient et semble n’émaner que d’un seul trait continu. A posteriori, on en viendrait même à se demander quand le chanteur a pensé à respirer, tant son souffle s’est fait caresse et brise légère que rien n’a su distraire ou entamer. Est-ce ainsi, vraiment, que chantaient les castrats ? Un rien suffirait à s’en convaincre. Heureusement que certaines notes un peu aigres nous rappellent que cet ange est avant tout un homme. Il termine d’ailleurs son programme avec un grave tout à fait inattendu. La salle est debout, mais se rassoit avec bonheur pour les rappels où l’on se voit gratifier d’un nouvel air de Radamisto, dont Philippe Jaroussky, avec un délicieux accent français, explique, dans la langue de Goethe, qu’il est son préféré. On l’écoute, comme lui, en apesanteur. Il est loin, le temps où le chanteur, très contenu, laissait ses bras le long du corps, en petit garçon trop sage au chant analogue. Pour son second rappel, l’artiste explique, toujours en allemand, que jusqu’alors le texte était surtitré, mais que c’était lui qui allait travailler à présent pour introduire l’air suivant tiré de Serse. Cela dit, la chose n’était pas compliquée et se résumait à deux choses : « la voglio, e l’otterò », je la veux, et je l’aurai ! La salle, hilare, fond alors que le contre-ténor s’amuse à consulter sa montre pendant ses vocalises, secoue la tête, au rythme de ses contrepoints où le « fausset » s’empare jusque de l’orchestre, qui joue divinement faux quelques instants, pour mieux finir en beauté. Et l’heureux moment s’achève en toute logique avec Serse et l’évident « Ombra mai fu », ineffable. Pas de micros ni de caméras pour emprisonner ce concert d’exception, mais qu’importe : il semblerait que les expériences se répètent, comme en atteste entre autres le compte rendu de Jean Michel Pennetier de juin dernier. Les anges ne se gardent pas, ce sont eux qui nous gardent et après tout, il n’est que d’être patient pour les entr’apercevoir.