A la fin de la première partie de ce Couronnement de Poppée nantais, on se dit que le tandem Patrice Caurier-Moshe Leiser a une fois de plus trouvé un juste milieu. Transposition à notre époque, comme bien d’autres l’ont déjà, mais sans gadget inutile, sans téléphones portables ou caméra à l’épaule. On trouverait presque cette production trop sage car, passé le choc initial d’un prologue qui démarre fort – sans la moindre note de musique préalable – avec Fortuna chassant brutalement Virtù (toutes deux en smoking) par la porte du rideau de fer, avant de se prosterner devant Amour, adolescent torse nu et tout doré. A part la violence avec laquelle Néron balance son sac de sport dans une vitre qui éclate, le spectacle est sobre, les deux nourrices n’en font pas des tonnes, et Octavie conserve sa dignité. Non, il n’y a que cette dernière scène avant l’entracte qui surprend : après s’être couché dans un sac de couchage à même le sol, Sénèque accepte de se suicider et ses famigliari lui apportent obligeamment une baignoire vide où il s’assied tout habillé pour s’ouvrir les veines. Après l’entracte, on comprend mieux : la baignoire est encore là et Néron pourra aller y caresser son précepteur mort. Et après ce premier meurtre prévu par le livret, les metteurs en scène en ajoutent plusieurs que Busenello n’avait pas imaginés. L’empereur tranche la gorge de Lucain, qui vient de le sodomiser quelques secondes auparavant ; Octavie, qui boit maintenant la vodka au goulot, se jette dans le vide comme Tosca ; Drusilla s’en tire bien, car Néron n’a que commencé à lui faire subir un passage à tabac dans les règles. On le savait, Le Couronnement de Poppée est une œuvre immorale, où les méchants gagnent à la fin. Les heureux amants ont du sang sur les mains ? La métaphore est ici prise au pied de la lettre, et Cupidon, qui n’a cessé de voltiger fort joliment à travers la scène, vient enduire de sang le visage et les mains de Néron et Poppée qui s’embrassent durant un « Pur ti miro » invraisemblablement ralenti, cependant que le sang ruisselle par barils entiers sur le fond du décor. Le trait est un peu épais, mais on a compris.
L. Lopez Gonzalez, C. Skearth, E. Gilbertsson © Jef Rabillon
Peut-être faut-il qu’en mettant en scène, Caurier et Leiser mettent les points sur les i parce que vocalement, les choses ne vont pas tout à fait dans le même sens. Comment pourrait-on détester Poppée lorsqu’elle a pour interprète Chiara Skerath ? Le timbre fruité de la soprano belgo-suisse est si porteur d’émotion que l’héroïne attire la sympathie ; loin d’être une séductrice calculatrice, sa Poppée paraît sincère et animée des meilleures intentions. Quant au Néron d’Elmar Gilbertsson, sa voix est loin d’être désagréable, mais elle semble finalement moins expressive que son jeu scénique. Pourquoi avoir choisi un Néron ténor, pour un rôle initialement destiné à un castrat ? Et le problème ne se pose pas que pour l’empereur. Sans remonter aux représentations données en 1978 à l’Opéra de Paris, ce n’est pas si souvent qu’Ottone et Valletto sont confiés à un baryton et à un ténor. Si c’est au nom d’un principe – contestable – de vérité dramatique, pourquoi alors respecter le travesti des nourrices ? Il ne s’agit nullement de reproches adressés à Renato Dolcini ou à Gwilym Bowen, qui tiennent fort bien leur rôle, mais d’une interrogation plus générale sur les choix musicologiques ici opérés. Pas d’ouverture, on l’a dit ; pas d’apparition de Mercure pour annoncer à Sénèque qu’il va mourir ; on s’étonne même que le chœur, habillé en courtisans de principauté d’opérette, ait été sollicité pour chanter quelques minutes avant la fin de l’œuvre. L’ensemble Il Canto di Orfeo ne compte qu’une dizaine d’instrumentistes, mais il sonne suffisamment en fosse, surtout quand retentissent les percussions, à chaque fois qu’il est question de guerre (tout comme on entend la même dissonance quand revient le mot « amer », par exemple). Puisque Moshe Leiser partage la direction avec Gianluca Capuano, il est vraisemblable qu’il ait sa part de responsabilité dans le choix des voix.
Rinat Shaham impressionne d’emblée par sa Fortuna très en voix, ou du moins par des graves poitrinés, également très employés par son Octavie, et qui font leur effet même s’ils évoquent une certaine façon de chanter Carmen, rôle fétiche de la soprano israélienne. Superbe Figaro la saison dernière, Peter Kálmán est un Sénèque vocalement superbe, mais dont la personnalité est moins nettement dessinée par la production. Elodie Kimmel est une fraîche Drusilla, Logan Lopez Gonzalez un Amour espiègle à souhait, et Mark Van Arsdale un Lucain aussi lubrique que possible. Côté nourrices, Eric Vignau joue très habilement de la voix de tête pour négocier les passages un peu trop haut du rôle d’Arnalta, tandis que Dominique Visse livre un numéro assez exceptionnellement retenu en rombière adepte du tabac à priser.