Partant du constat que le chef d’œuvre de Bellini contient peu d’action, Frédéric Roels, directeur sortant de l’Opéra de Rouen, a fait appel avec perspicacité et talent à la vidéo et malencontreusement à la danse pour « animer » sa mise en scène. Après une ouverture à la fois solennelle et agitée, nous voilà transportés dans une vaste caverne creusée dans le sous-sol d’une forêt sauvage. Étayé à l’aide de gros poteaux entrecroisés, cet impressionnant décor est éclairé par le haut au moyen d’une large ouverture de forme oblongue bordée de végétation. Selon la note d’intention du metteur en scène, il s’agit d’un « œil baladeur » ouvert sur le cosmos, la nature, ou même l’imaginaire. Ainsi, le chant suspendu et surnaturel du fameux « Casta diva », est-il accompagné d’une lente montée de l’astre argenté adoré des Gaulois jusqu’à ce qu’il apparaisse dans sa plénitude à travers un télescope. Que ce soit durant les chœurs guerriers ou bien pendant les solos, duos et trios, l’atmosphère de ce lieu étrange et mystérieux attire les spectateurs au centre du drame. En symbiose avec cette partition au lyrisme intense, riche en couleurs instrumentales, les images projetées se succèdent en fondus enchaînés sans troubler l’écoute de la musique et du chant. Quant à la montée au bûcher de Norma suivie de Pollione, elle est digne des productions hollywoodiennes, le pathos en moins.
Bien inutilement hélas, surgissent par intermittence un danseur et deux danseuses qui exécutent (fort bien d’ailleurs) une chorégraphie athlétique censée, dixit Roels, « recréer le triangle sentimental » et « révéler les tensions à l’œuvre ». Surplombant le décor, fortement éclairés et quelque peu bruyants, ces épisodes vigoureusement dansés accaparent fâcheusement l’attention.
Signalons les belles lumières et surtout les excellents chœurs, très sollicités par Bellini, qui se font remarquer par des tenues bizarroïdes. Hormis les belles capes blanches portées parfois par les deux héroïnes, les costumes nous ont d’ailleurs parus assez peu séduisants en général. Avant de passer en revue les chanteurs, reste à dire le bien que nous avons pensé des musiciens de L’Orchestre de l’Opéra de Rouen sous la direction raffinée de Fabrizio Maria Carminati.
© Jean Pouget
Cette Norma (coproduite avec le Royal Opera House d’Oman, où elle sera reprise deux fois au mois de février) est donnée à Rouen dans une double distribution. La première du 29 septembre est dominée par la puissante interprétation du rôle d’Adalgisa. Dès son air d’entrée « Sgombra è la sacra selva », la soprano d’origine géorgienne, Anna Kasyan impressionne par sa projection et l’opulence de son timbre. Son engagement dramatique rayonne sur ses partenaires et sa présence fait sensiblement monter le niveau d’émotion. Dans Norma, la mezzo Ruxandra Donose a le mérite de ne jamais forcer son chant, mais si les graves sont beaux et la ligne de chant conforme, les aigus manquent du mordant nécessaire pour exprimer la violence du personnage. Avec sa voix claire et son émission parfois un peu incertaine le Pollione du ténor Marc Laho n’a pas suffisamment de relief malgré des aigus cuivrés et de beaux accents guerriers — en particulier dans l’air martial « Me protegge, mi diffende ».
Par comparaison, la deuxième distribution entendue le 1er octobre nous a séduite davantage. À commencer par la prise de rôle de Diana Axentii dans une Norma très maîtrisée. Cette chanteuse de 38 ans, d’origine moldave, ayant fait ses études au conservatoire de Lyon a remporté de nombreux succès dans le répertoire de mezzo ; elle est maintenant devenue un grand soprano lyrique. Bien qu’elle soit de petite stature, la pureté du timbre, la férocité et la douceur juxtaposées peuvent faire penser, toutes proportions gardées, à ce que faisait La Caballé dans ce rôle si exigeant. À ses côtés, le ténor italien Lorenzo Decaro de belle prestance, au timbre agréable et à la voix puissante, se montre à son aise dans Pollione. Prise de rôle également pour la soprano Ludivine Gombert. Un très léger vibrato et un imperceptible défaut de prononciation confèrent à son Adalgisa une fragilité et une fraîcheur touchantes qui conviennent à la jeune prêtresse sans la rendre mièvre. Flavius, Clotilde et les charmants enfants complètent efficacement ces deux distributions tandis que la basse polonaise Wojtek Smilek est un Oroveso un peu effacé mais satisfaisant vocalement.