Qu’ont recherché Carlus Padrissa et La Fura dels Baus dans cette nouvelle production du Siège de Corinthe pour le Festival Rossini de Pesaro ? On comprend que leur thématique se développe autour de la maîtrise de l’eau, mais le rapport avec l’œuvre reste obscur et le spectacle est d’une rare laideur.
Les décors se résument à des murs composés de bidons d’eau (qui évidemment s’effondreront à la fin du spectacle) et de projections non identifiées, lugubres et opressantes. Le comble de la hideur est cependant atteint avec les costumes qui font tour à tour penser à des combinaisons en Lycra de jongleurs ou de catcheurs. Certains esprits chagrins suggèrent que Lita Cabellut (responsable également des projections et de toiles qui elles non plus ne semblent pas avoir de lien avec le livret) pourrait s’être fournie auprès d’une chaîne de distribution de vêtements espagnole bien connue pour ses vêtements bariolés. Les ballets (création à l’Opéra de Paris oblige) se réduisent, eux, à une bataille pour des bidons d’eau.
Quel dommage pour cette œuvre rarement donnée qui constitue le premier ouvrage français du Cygne de Pesaro. Rossini alors directeur du Théâtre des Italiens à Paris, se voit proposer d’écrire un opéra en français, une gageure pour lui qui ne maîtrise pas parfaitement la langue. Pour ce coup d’essai, il décide de s’appuyer sur une œuvre donnée à Naples six ans auparavant (1820), Maometto II. L’histoire reste identique même si le lieu est modifié (Corinthe au lieu de Negroponte) : les Corinthiens sont encerclés par les troupes de Mahomet II. Cléomène, gouverneur de la ville veut unir sa fille Pamyra au vaillant Néoclès, qui la protègera au cas où il mourrait au combat. Pamyra refuse cependant cette union, ayant déjà promis sa main à un certain Almanzor. Or cet Almanzor s’avère être Mahomet II en personne, qui voyageait alors sous un faux nom. La jeune fille est donc déchirée entre son amour pour le sultan et celui pour sa patrie. Elle choisira finalement d’épouser Néoclès et se poignardera devant Mahomet II alors qu’il entre victorieux dans la ville.
Afin de coller aux canons alors en vigueur dans la « grande boutique », Rossini adapte significativement l’œuvre : modification des noms des personnages, transposition du rôle de Néoclès (Calbo) de mezzo-soprano à ténor, passage de deux à trois actes, ajout d’une ouverture, de ballets et d’une scène impressionnante, la bénédiction des drapeaux. Pour cette dernière, le metteur en scène tente de faire participer le public à la ferveur des Corinthiens qui courent au martyre, en disséminant dans la salle des figurants qui se lèvent et manifestent leur adhésion, entraînant quelques malheureux (vrais) spectateurs avec eux pour se mêler au chœur. Si le procédé scénique échoue avec une participation limitée du public, la scène n’en reste pas moins saisissante, le prêtre (Hiéros) de Carlo Cigni d’une grande autorité malgré une certaine usure des moyens et le chœur del Teatro Ventidio Basso d’une grande cohésion et d’un engagement constant parvenant à communiquer toute l’ampleur patriotique de cette scène.
Les héros de la soirée sont sans conteste Roberto Abbado et les musiciens de l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI. Le chef sait parfaitement mêler les différents aspects de la partition, le côté martial et grandiose mais également la poésie (dont la célèbre prière « Juste ciel » est un parfait exemple) : dès l’ouverture, nous sommes plongés dans cette tragédie qui ne nous lâchera pas jusqu’au massacre final.
John Irvin (Cléomène), Sergey Romanovsky (Néoclès) et Nino Machaidze (Pamyra)
© Studio Amati Bacciardi
Vocalement le bilan est plus mitigé notamment au niveau de la prononciation du français. Il est à ce titre assez surprenant de ne trouver aucun chanteur francophone dans la distribution. La palme de l’inintelligibilité est cependant remportée haut la main par Nino Machaidze (Pamyra) : on a beau tendre l’oreille, aucun mot n’est reconnaissable dans cette langue privée de consonnes. Cette mollesse de diction est d’autant plus agaçante que la chanteuse a une belle présence scénique, un timbre prenant et une belle extension dans l’aigu. La vocalisation manque en revanche de délié, privant en partie le rôle d’une part de son emprise émotionnelle.
Le Mahomet II de Luca Pisaroni fait au contraire preuve d’une bonne prononciation française et l’écriture vocale ne lui pose pas de problème. Tout juste notera-t-on qu’il semble gêné dans certains passages par la tessiture un peu grave du rôle.
On retrouve également les deux ténors accompagnant Michael Spyres lors du concert Ténors quelques jours plus tôt. John Irvin ne peut prétendre à une séduction particulière du timbre mais convainc en Cléomène, gouverneur de Corinthe, grâce à une articulation soignée et à une belle projection qui se joue de l’acoustique parfois problématique de l’Adriatic Arena. Sergey Romanovsky (Néoclès), lui, renouvelle la réussite du concert : si quelques aigus tirés dans sa grande scène au début du troisième acte dénotent une certaine fatigue (il s’agit de la dernière représentation de la série), il séduit par l’intensité de son chant qui n’exclut pas un grand soin porté aux nuances (avec certains passages chantés mezza voce), sa puissance et l’égalité de ses registres. Certainement un ténor à suivre, que l’on retrouvera avec plaisir l’année prochaine dans Ricciardo e Zoraide (et en français dans le rôle-titre de Don Carlos à Lyon).
Comme souvent à Pesaro, les rôles secondaires sont tenus par des chanteurs issus de l’Accademia Rossiniana (Xavier Anduaga, Iurii Samoilov et Cecilia Molinari) et cela s’entend : parmi eux se cache peut-être la star du chant rossinien de demain.