Pour cette Madama Butterfly coproduite par le Festival de Peralada et le Deutsch Opera am Rhein de Dusseldorf Joan Anton Rechi a pris le parti d’une transposition temporelle. L’histoire de Cio Cio San n’est plus contemporaine de la fin du XIXe siècle. Lorsqu’elle se réveille seule dans le grand lit de sa nuit de noces, elle se lève, probablement en quête de Pinkerton, mais en un éclair et dans un fracas d’apocalypse – enregistrement inséré – des projections vidéo montrent ce cadre de vie en train de s’effondrer. La scène est à Nagasaki au moment de l’explosion de la deuxième bombe atomique, celle du 9 août 1945, 40 000 morts et autant de blessés. Le spectateur constate après l’entracte, devant les ruines accumulées, que les miracles existent puisque tous les protagonistes ont survécu et sont indemnes sans exception. La taille de l’enfant – censé avoir au plus trois ans, en fonction de la nidification des rouges-gorges, il est apparemment plus proche de sept – pourrait même remettre en question la nocivité du bombardement. N’aurait-il pas stimulé sa croissance ? Trêve d’ironie, si la bombe n’a pas de répercussion sur les personnages, à quoi bon cette transposition ?
Si elle n’éclaire pas le drame, elle fournit en tout cas à Alfons Flores l’occasion de réaliser un superbe décor, avant et après le bombardement. Le metteur en scène refusant les « japoniaiseries » – comprendre : la couleur locale vue par l’Occident – a voulu pour cadre unique l’intérieur du consulat américain de Nagasaki. Dans la vaste salle où de hautes colonnes soutiennent un plafond majestueux, un plateau tournant permet de créer des espaces différents à l’aide quelques meubles, le bureau du consul, un salon, une chambre, rien d’un pittoresque « extrême oriental ». C’est là que Goro vante à Pinkerton, sur la maquette qui la représente, la maisonnette qu’il lui a fait acheter. Foin donc de la colline difficile à gravir et assez haute pour faire un excellent poste de vigie sur l’océan. Mais il faudrait être sourd ou ne rien comprendre au texte quand par exemple Sharpless se plaint d’être essoufflé par la montée ou quand il dit redescendre au plat.
Le parti-pris de réalisme dénoté par les accessoires, porteurs après le bombardement de ses stigmates, n’est pas d’une cohérence absolue avec les costumes de Mercé Paloma : la jupe new-look de l’épouse américaine rend plus incertain encore l’âge d’un enfant forcément conçu au plus tard en 1941. Néanmoins la vision de l’espace consulaire ravagé est très impressionnante, avec les échafaudages qui étayent les murs et les amoncellements des décombres. Et pourtant le spectateur devra faire appel à son imagination pour se représenter un jardin invisible où Suzuki trouvera les brassées de fleurs que lui réclame Cio Cio San.
Rachetant en partie ces options peu convaincantes, la direction d’acteurs très soignée révèle la volonté de travailler les personnages et de leur donner une épaisseur. Ainsi la claque que Pinkerton assène sur les fesses de Suzuki, au grand désarroi de celle-ci, que l’exubérance de l’Américain avait séduite : ce geste est pour elle incongru et inquiétant. Ainsi la scène où Pinkerton et Sharpless sont censés communier en buvant du whisky, où le consul démontre qu’il apprécie, voire préfère le saké, que Pinkerton dédaigne sans ambages, ce qui souligne l’acculturation volontaire de Sharpless et l’indifférence sinon le dédain de Pinkerton pour les goûts des Japonais. Plus significatif encore le jeu de scène où il se débarrasse du contrat nuptial en le jetant à la corbeille à papiers, où Sharpless le ramasse et le lui rend en l’invitant à la prudence, non par réflexe de bureaucrate avisé mais par sagesse d’homme expérimenté.
Tous les interprètes s’engagent à fond pour donner vie aux personnages, dont la personnalité est exprimée justement. On pourrait souhaiter plus de relief pour l’entremetteur Goro, ou le prince Yamadori, judicieusement porteur de provisions tentatrices mais l’un et l’autre peu charismatiques, alors que Pablo Lopez Martin donne bien à l’oncle bonze la véhémence de l’indignation. Sharpless, Suzuki et Cio Cio San ont en partage une même sincérité des sentiments qui fonde leur relation à autrui. Carlos Alvarez sait rendre sensible la bonhomie d’un homme tolérant mais expérimenté qui a compris l’état d’esprit de Cio Cio San et mesure le danger potentiel de la désinvolture de Pinkerton. Gemma Coma-Alabert habite les moindres nuances du rôle de Suzuki avec une justesse, tant théâtrale que vocale propre à susciter l’admiration et l’émotion. C’est heureux, parce qu’il fallait une Suzuki de cette facture pour être à la hauteur d’Ermonela Jaho, devenue interprète de référence du rôle-titre. La cantatrice albanaise renouvelle une performance désormais bien connue sans donner l’impression de se répéter ou d’une interprétation de routine. Certains n’ont pas manqué de trouver le volume ou l’onctuosité insuffisants. Au-delà des préférences personnelles pour un timbre ou des réticences que l’émission de sons couverts peut susciter, il serait absurde de nier la maîtrise de la voix et de l’expression des sentiments, car elle est maximum. Cela permet à l’artiste de sembler totalement investie tout en gardant le contrôle et de faire face ainsi aux impondérables comme la chute d’un accessoire. Pinkerton est dépourvu de cet intérêt pour les autres qui est le fondement de leur loyauté, de leur sincérité. Bryan Hymel a déjà mesuré la faible profondeur du personnage, et il en expose toute l’autosatisfaction avec l’impudeur du jouisseur bien décidé à « s’en fourrer jusque-là ». Les quelques duretés dans l’aigu pourraient trahir l’être profond de celui qui se veut charmeur mais n’est qu’imbu de lui-même, même si l’ardeur de la scène nocturne est au diapason du désir exprimé.
Le chœur du Grand Théâtre du Liceu est magistral, comme d’habitude, et le passage à bouche fermée est un vrai délice. Les contrastes sont peut-être moins marqués, et la complexité de la scène de la noce, avec les clan rivaux qui s’affrontent, moins réussie, moins brillante qu’à d’autres occasions. Cela pourrait venir de la direction de Dan Ettinger, qui dirige un orchestre Symphonique de Bilbao très réactif, extrêmement attentive à la clarté des lignes et des plans, mais qui donne parfois le sentiment d’une prudence telle que prévenir l’incendie soit l’objectif principal. D’un autre côté, à ne pas abuser des effets sonores, quand il les libère au final il submerge l’auditoire et l’entraîne dans l’émotion. Il recueillera sa part des ovations finales, capitalisées par le quatuor de solistes avec, on s’en doute, une prime à Ermonela Jaho.