« Pour moi, il était essentiel de mettre en scène Dostoïevski avec la musique de Weinberg », explique Evgeny Aryeh à propos des représentations au Bolchoi de L’Idiot, un opéra composé dans les années 1980 mais créé seulement en 2013 en Allemagne (et enregistré à cette occasion). Pourquoi ? Quelle(s) correspondance(s) entre un monument de la littérature russe et un compositeur né en Pologne, victime première des violences d’un siècle déchiré par deux des régimes totalitaires les plus barbares que l’humanité ait engendrés (Les nazis exterminèrent sa sœur et ses parents lors de l’invasion de la Pologne par l’Allemagne, puis la police secrète bolchévique assassina son beau-père en 1948, avant que lui-même ne soit arrêté sous un prétexte fallacieux en 1953 et ne doive son salut qu’à la mort de Staline) ?
Il faut attendre la deuxième partie de l’ouvrage pour que la réponse se dessine. Auparavant, la partition apparaît en décalage avec l’époque de sa composition, plus années 50 que 80, à cheval entre Prokofiev et Shostakovich – dont Weinberg était l’ami et se disait l’élève spirituel – mais dépourvue de l’ardeur du premier et de l’ironie grinçante du second. Privé des contrastes nécessaires au théâtre lyrique – ce ressac sonore qui perfuse les chefs d’œuvre du genre –, asséné par un orchestre catégorique, ni tonal, ni atonal, le discours musical peut alors paraître uniforme. La connaissance intime qu’a Michal Klauza du compositeur n’est pas sans influer sur ce ressenti. Pour le chef d’orchestre, la musique de Weinberg reflète le peu de confiance qu’il s’accordait. À peine survenues puis développées, les idées sont abandonnées comme s’il avait douté de leur valeur. D’où cette impression de brassage d’émotions dont aucune ne parvient vraiment à éclore. Après l’entracte, à travers l’usage détourné de mélodies populaires et l’emploi de teintes moins tranchées dont certaines, subtiles, semblent empruntées à Britten, la partition gagne en éloquence. Porté par un livret d’une efficacité irréprochable – un tour de force compte tenu de la matière abondante du roman –, l’on assiste à l’alignement des planètes, cette conjonction toujours sensationnelle des mots, de la musique et du mouvement.
La typologie vocale ne s’aventure pourtant pas au-delà des limites fixées par l’opéra romantique. Ténor (Myshkin) et baryton (Rogozhin) se disputent les faveurs de la soprano (Nastassya Filippovna), contrariés dans leur dessein par une mezzo (Aglaya) et un père noble (Yepanchin) confié comme il se doit à une basse profonde. Seul Lebedev, le trublion de service, pourrait selon la convention échoir à un ténor de caractère plutôt qu’à un baryton. Avant même de souligner l’adéquation linguistique et vocale de chacun, il convient de relever le travail réalisé par les maquilleurs et costumiers pour obtenir une ressemblance quasi idéale avec les personnages du roman. Un simple coup d’œil sur les portraits officiels reproduits dans le programme aide à réaliser la justesse stupéfiante de la transformation.
On connaît Bogdan Volkov depuis son premier prix aux Paris Compétition Awards en 2015. Son ténor pâle, d’une puissance inférieure à celle de ses partenaires, dispose de l’égalité requise sur toute la tessiture pour que son interprétation fragile du Prince Myshkin ne souffre d’aucun contresens. Tout aussi convaincant, Pyotr Migunov prête à Rogozhin un chant inflexible, aux accents tendres et sauvages à la fois, conforme aux élans complexes d’un tempérament passionné. D’une beauté saisissante, Ekaterina Morozova (Nastassya Filippovna) est ce grand soprano lyrique exigé par la partition, au timbre envoûtant, au médium solide et à l’aigu péremptoire, sans que rien d’épais ou d’excessif ne compromette une ligne orgueilleuse. A Ayala reviennent les plus belles mélodies de la partition. D’une couleur claire, richement dotée d’harmoniques, la voix de Yulia Mazurova n’a pour seul défaut que de se distinguer insuffisamment de celle de sa rivale. Du Ganya presque trop noble d’Ivan Maximeyko à la Varya acrimonieuse d’Oksana Gorchakovskaya en passant par le général de Valery Gilmanov, digne héritier d’une haute lignée de basses russes, tous collent exactement à la peau du rôle, avec une mention pour Konstantin Shushakov, dont la silhouette souple autant que les glapissements épousent sans un pli les contours serviles et visqueux de Lebedev.
Retour pour conclure à Evgeny Arie dont l’intelligence de la mise en scène montre qu’il existe une alternative tant aux représentations poussiéreuses qu’aux démarches irrespectueuses. D’une fidélité scrupuleuse au livret, son approche use cependant de la stylisation pour donner à comprendre la complexité des sentiments en jeu. Il y a bien sûr un travail sur le geste qui révèle l’homme de théâtre (et contredit ceux qui déplorent que ces derniers aient aujourd’hui envahi les scènes d’opéra). Il y a aussi l’insertion judicieuse d’accessoires – les roses rouges de la soirée chez Nastassya Filippovna par exemple – et l’utilisation mesurée de la vidéo – notamment pour figurer les crises d’épilepsie du Prince. Il y a enfin un dispositif scénique simple mais efficace, paroi pivotante percée de portes qui balayant le plateau latéralement tel un essuie-glace permet de passer instantanément d’un tableau à l’autre. A l’artisan premier d’une telle réussite le mot de la fin : « L’Idiot ne s’écoule pas. Son langage musical n’est pas legato mais au contraire fracturé et contient des virages serrés. C’est la musique de Weinberg ».