Sérieusement, vous ne pensiez tout de même pas que Dmitri Tcherniakov allait proposer une Carmen avec mantilles et habits de lumière ? De toute manière, le metteur en scène russe ne croit pas à cette histoire de gitane fatale et il n’a que faire des toréadors. D’où la nécessité pour lui, sans changer une note de la musique et sans modifier les enjeux de l’intrigue, de trouver un autre contexte où situer cette histoire. Il a donc trouvé une option assez extrême, mais qui fonctionne sans être dupe d’un scénario devenu naïf à force de stéréotypes vieillis.
Tout démarre donc par un préambule parlé, assez long pour que quelques personnes dans la salle croient s’être trompées de spectacle. Un monsieur a la libido en berne, enfin, son épouse parle plutôt de dégoût de la vie et l’a inscrit à une thérapie d’un genre bien particulier : pour réveiller ses ardeurs, on va lui faire jouer le scénario le plus adéquat qui, après examen de ses caractéristiques personnelles, s’avère être celui de Carmen. Il tiendra le rôle de « José » et n’aura qu’à se laisser porter par la situation. Confronté à une « Carmen » et à un « Escamillo », il réagit comme prévu : l’air de la Fleur prouve que « José » peut encore éprouver du désir, même s’il n’en a plus guère pour sa bourgeoise (incapable de le laisser seul cinq minutes, celle-ci a vite exigé qu’on lui crée un personnage, « Micaëla », afin de participer aussi à la thérapie). Hélas, après l’entracte, il refuse de mettre fin au jeu de rôle qu’il prend un peu trop au sérieux. Alors que l’établissement accueille un nouveau patient pour lequel on rejoue exactement les mêmes situations – sur la musique du début du quatrième acte, on revoit les soldats, la garde montante, les cigarières, l’arrivée du toréador… – « José » pris d’une passion intempestive finit par larder de coups de couteau l’objet de ses pulsions ranimées. Mais la victime, c’est lui, qui bascule dans la folie tandis que « Carmen » se relève, le couteau n’étant qu’un accessoire de théâtre.
© Patrick Berger
Pour interpréter une telle mise en abyme du mythe, il fallait d’abord deux prodigieux chanteurs-acteurs. Stéphanie d’Oustrac est stupéfiante en comédienne qui joue à être Carmen : d’abord délibérément caricaturale, avec une habanéra hilarante où elle multiplie déhanchements et effets de chevelure comme plus personne ne les oserait dans ce rôle, elle est bientôt accablée par ce « José » qui ne veut pas comprendre que sa thérapie est terminée. Face à une consœur pour qui Carmen n’a plus de secret, Michael Fabiano bénéficie pour sa prise de rôle d’une production qui le place résolument au centre de l’intérêt. Dans un français de très bonne tenue, il montre qu’il possède toute la force nécessaire pour assurer les éclats du personnage, et n’hésite pas à recourir au falsetto pour le fameux si bémol pianissimo de l’air de la Fleur.
La mise en scène est moins exigeante pour le reste de la distribution. Elsa Dreisig peut déployer sa très jolie voix avec une Micaëla moins oie blanche qu’à l’ordinaire (pour son air du troisième acte, elle tente même d’éveiller la jalousie de José en se laissant câliner par Escamillo…) ; peut-être des consonnes parfois plus affirmées ne seraient-elles pas malvenues. Michael Todd Simpson semble un peu court aux deux bouts de la tessiture, surtout pour les aigus de son air, où l’on aimerait des points d’orgue plus solidement tenus. L’accent anglo-saxon reprend plusieurs fois le dessus, et les broderies sur le mot « toréador » semblent hélas un peu savonnées.
Pour les personnages secondaires, Aix-en-Provence n’a pas lésiné. Si l’on est séduit par le timbre riche de Virginie Verrez, on s’étonne de trouver Gabrielle Philiponet un rien acide, elle dont la voix semblait au contraire s’être élargie ces dernières saisons. Dancaïre et Remendado de grand luxe avec Guillaume Andrieux et Mathias Vidal, déchaînés dans un quintette digne d’un dessin animé de Tex Avery.
Surtout, il faut saluer la magnifique prestation de l’ensemble Aedes : non content de distiller de superbes moments de musique, avec une délicatesse de phrasé et une pureté de couleurs comme on en entend rarement dans ce répertoire, les choristes, qui ont ici un peu l’allure de cadres moyens ou d’experts comptables, se livret à une véritable performance théâtrale dès l’instant où ils jouent à être des soldats, des cigarières, et même à être les gamins de Séville, pour un numéro désopilant où les adultes sur scène ouvrent la bouche en rythme tandis que le chœur d’enfants chante en fosse (impeccable Maîtrise des Bouches-du-Rhône). L’Orchestre de Paris remplit parfaitement son contrat sous la baguette de Pablo Heras-Casado, dont la présence se justifie non parce qu’il est espagnol mais parce qu’il est un grand chef, qui permet aux chanteurs des finesses de détail dont on avait perdu l’habitude, comme cette séguedille chuchotée par Stéphanie d’Oustrac, et qui dirige une version archi-complète de la partition, sans les récitatifs de Guiraud mais avec tous les mélodrames et toutes les mesures dont nous a trop longtemps privés la version Choudens.
Ce spectacle sera diffusé le jeudi 6 juillet, en direct sur France Musique (à 19h30), en léger différé sur Arte (à 20h55).