Norma, opéra-culte ? Si vous aviez encore quelques illusions concernant le chef d’œuvre de Bellini, la production présentée en ce moment à Genève devrait achever de vous en dépouiller. Créée à Stuttgart en 2002, elle est due à Jossi Wieler et Sergio Morabito, qui ont également signé sur place une brillante Sonnambule et une version mémorable des Puritains. Adieu clair de lune, chêne et couronnes de lauriers, bienvenue dans le quotidien miteux du néo-réalisme italien. Côté décor, néons, béton défraîchi et fils électriques pendouillants sont au rendez-vous. Normal, puisque l’identité visuelle du spectacle est confiée à Anna Viebrock ; pour les costumes, celle-ci a néanmoins dû renoncer à ses chères seventies, puisque l’action est située dans les années 1940, époque de résistance à l’occupant, comme pour le village gaulois envahi par les Romains. Patrice Caurier et Moshe Leiser ont eu la même idée une décennie plus tard pour Cecilia Bartoli. Ici, pourtant, le cadre historique est plus flou, et l’on s’interroge surtout sur le culte que célèbre la prêtresse : sorte de « curée » en surplis et chasuble, elle coupe à la serpe d’or le gui qui pousse sur ce que le bon peuple est invité à prendre pour le cadavre d’Irminsul, dont le brancard sert ainsi d’autel. Oroveso et quelques autres arborent pour les offices une étrange tenue, tablier franc-maçon et voile mi-pharaon, mi-bonne sœur. Loin de la tragédienne drapée dans sa dignité, Norma est une femme blessée, qui balance sa valise à Pollione et lui jette ses chaussures à la tête ; le Romain, lui, est plus que jamais le salaud de l’histoire, comme nous le montre ses ricanements entre deux serments enamourés adressés à Adalgisa. Pas de bûcher, pas d’embrasement spectaculaire à la fin : Norma est emmenée hors scène pour être châtiée, tandis que Pollione braque sur sa tempe le revolver avec lequel son ex était prête à sacrifier ses enfants.
© Carole Parodi
Aux saluts, l’équipe artistique est copieusement huée, ce qui montre néanmoins que le public genevois réagit peut-être plus avec ses yeux qu’avec ses oreilles. En effet, le plateau inspire de sérieuses réserves. Ruxandra Donose est celle qui tire le mieux son épingle du jeu, même si le rôle d’Adalgisa – qu’il ne faudrait sans doute plus confier à des mezzos – ne lui permet pas de déployer les graves somptueux qu’elle fait entendre dans le répertoire baroque ; la voix donne même ici et là l’impression de plafonner un peu dans l’aigu. Les metteurs en scène ont voulu une septuagénaire pour être la suivante de Norma : Sona Ghazarian n’était plus revenue chanter à Genève depuis 1976 (!) et il ne lui reste plus guère dans le gosier que quelques notes, et l’on avait oublié que le rôle de Clotilda pouvait paraître aussi long. Quand le rideau se lève, stupeur : Oroveso est inaudible, et Marco Spotti ne parvient à surmonter l’orchestre que pour quelques aigus. Le problème semble ensuite se résoudre, heureusement. Rubens Pelizzari possède un joli timbre mais c’est plutôt sur le plan du style qu’il ravit moins, avec des aigus souvent pris par en dessous ; on n’est peut-être pas impunément Canio à Vérone. A ses côtés, le Flavio de Migran Agadzhanyan n’en sonne que plus nasal.
Reste le cas d’Alexandra Deshorties. En Elisabeth d’Angleterre, en mars dernier à Versailles, elle était bouleversante. Dans « Sediziose voci », on retrouve l’actrice fulgurante, un art de la déclamation qui sait donner leur poids aux mots, avec notamment des graves impressionnants. Puis vient « Casta diva », et l’on déplore déjà que la soprano chante un peu trop en force la série de notes tenues vers la fin du refrain. Et au premier duo avec Adalgisa, on sursaute quand surviennent d’impossibles stridences, des aigus glapis, hurlés. Méforme passagère ? Hélas, en 2015, à propos de sa Médée genevoise, notre collègue Guillaume Saintagne écrivait déjà : « Ses aigus agressent les tympans ». Norma ne doit pas être une harpie, et malgré tout le talent que l’artiste déploie dans le reste de sa prestation, ces notes criées paraissent rédhibitoires (on les acceptera sans doute beaucoup mieux dans Gloriana de Britten qu’elle doit chanter l’an prochain à Madrid).
Dommage, car l’Orchestre de la Suisse romande dirigé par John Fiore et surtout le Chœur du Grand Théâtre de Genève livrent une exécution mieux que satisfaisante. Mais il est difficile de célébrer le culte de Bellini quand les dieux s’y opposent.