D’abord la parole, ensuite la musique, ou l’inverse ? Alexandre Duhamel refuse de choisir. Ce dilemme pourtant consubstantiel à l’art lyrique, le baryton français, déjà couronné de nombreux prix et invité sur les plus grandes scènes, le laisse à d’autres. Guglielmo à Tours et Toulon (Cosi fan tutte), Mordred à Paris (Le Roi Arthus), Paolo à Bordeaux (Simon Boccanegra), Grand prêtre dans Alceste à Lyon il y a quelques jours mais adepte également d’un répertoire plus intime – le Lied et la mélodie –, les mots lui importent autant que les notes. Il l’affirme dès les premières minutes de son Instant lyrique, sous le dôme lumineux d’Elephant Paname, lorsqu’après le premier numéro du programme – « An die Musik » –, il entreprend de réciter avant chaque mélodie interprétée les vers qu’il veut ensuite, de son propre aveu, murmurer autant que chanter.
Tout l’art du récital est là, dans cette capacité à instaurer une complicité avec le public pour donner à comprendre autant qu’à entendre. Promesse tenue : passé le cap des trois premiers Schubert, une fois franchie la barre écumante de « Gruppe aus dem Tartarus », cette ballade où on l’entend derrière les motifs pointés les souffrances des damnés, la voix dévoile dans « Litanei auf das Fest Allerseelen » ce qui fera la magie de l’Instant : le pouvoir de chuchoter les mots. Alexandre Duhamel possède une qualité plus précieuse à nos oreilles que l’ambitus ou le volume : la nuance, mais la nuance non utilisée comme objet de démonstration, afin de faire valoir une technique solide, mais comme moyen d’expression pour habiller de sens chaque vers.
Le chanteur se fait conteur lorsqu’il lui faut épouser les états d’âme du Voyageur de Ralph Vaughan Williams et décrire les paysages qu’il traverse. A l’écouter emprunter en anglais d’un pas décidé sur un rythme obstiné le chemin naturaliste du « Vagabond », on pressent ce que le dernier bis – « Some Enchanted Evening », extrait de South Pacific – confirmera : l’artiste se prêterait aussi bien aux musicals qu’à l’opéra.
Question de goût, on le préfère cependant dans Massenet . Sancho grondant, menaçant, implorant, consolant se veut le digne héritier d’une tragédie lyrique dont la première des clés est la déclamation : toujours intelligible et plus encore, vrai ; si juste dans l’expression que le personnage, pourtant privé de l’appui du décor, du costume et de tous les apparats réclamés par l’opéra, se fait homme. Athanaël de la même manière s’extrait de la partition pour prendre chair, incarné puissamment par un chant, certes nu sur le piano qu’Antoine Palloc, si éloquent soit-il, ne peut substituer à l’orchestre, mais habité d’une rage voluptueuse où, une nouvelle fois, le murmure suggère autant que l’éclat et, pour qui connaît l’histoire de Thaïs, laisse pressentir dans l’ardeur de l’imprécation tout comme dans la sensualité de l’accent, la chute du prédicateur.
Pourquoi faut-il ensuite que les trois bis amorcent une pente émotionnelle déclinante ? De Jacques Brel à Richard Rodgers, l’enthousiasme retombe quand il aurait fallu l’attiser ou, à défaut, le maintenir. Plutôt alors que « Granada », hommage à cette Espagne que, d’un Don Quichotte à l’autre, Alexandre Duhamel aime chanter, bravade presque trop raffinée, que l’on pourrait interpréter comme le regret de ne pas être ténor si le baryton n’était accompli, on préfère garder en mémoire les Chansons de Don Quichotte d’Ibert. En quatre courtes mélodies se concentre, tel un florilège envoûtant, tout ce qui désigne Alexandre Duhamel comme l’héritier d’une haute lignée de barytons français : l’articulation, le phrasé, la longueur, la souplesse nécessaire pour suivre au plus près les arabesques dessinées par une écriture volontairement castillane, la noblesse bien sûr, le métal ardent, martelé dans la chaleur de la forge (à moins qu’il ne s’agisse d’un effet de la température de la salle, élevée au point d’envisager de mettre en marche la climatisation malgré le bruit des ventilateurs), le charme, quelque chose dans l’inflexion qui laisse transparaître le Don Juan qu’Alexandre Duhamel pourrait être une fois Leporello conquis, et la sensibilité, le cœur soudain mis à nu lorsqu’en voix de tête, d’un souffle d’une durée appréciable sur un piano que l’on voudrait encore plus feutré, Don Quichotte exhale un dernier soupir d’une ineffable douceur.
Ainsi s’achève la 3e saison de l’Instant lyrique tandis que se profile déjà la prochaine (voir brève du 18 mai dernier) avec, en guise de prochain rendez-vous, le 1er octobre, une entorse à la formule : Karine Deshayes, la marraine de l’événement, non pas dans l’intimité d’Elephant Paname mais Salle Gaveau, accompagnée de l’Orchestre Lamoureux et de nombreux invités surprises.